Photographiée à Auschwitz-I, le 3 février 1943. Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim, Pologne. Collection Mémoire Vive. Droits réservés.

Photographiée à Auschwitz-I, le 3 février 1943.
Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim, Pologne.
Collection Mémoire Vive. Droits réservés.

Jeanne Marie Thiébault naît le 28 juin 1909, à Vandœuvre, dans la banlieue de Nancy (Meurthe-et-Moselle). Ses parents se sont mariés le 5 avril 1913. Mais elle devient orpheline très jeune. Son père, Eugène Thiébault, né le 6 mai 1883 à Vandœuvre, est tué à la guerre de 1914-1918. Sa mère, Marguerite Desplanche, née le 2 mai 1891 à Nancy, décède un peu plus tard, à une date restant à préciser. Jeanne est alors confiée à l’Assistance Publique, avec un frère (?) dont elle perd la trace. Elle a une sœur, Lucie, née en 1911 à Vandœuvre.

À partir de 1940, Jeanne Thiébault habite dans un pavillon au 45 rue d’Orgemont, à Paris 20e, vers la Porte de Montreuil, dans la “zone des Fortifs”, chez son compagnon, Golfredo Colli, né le 4 août 1913, d’origine italienne (Regionelli Emilia ?) mais naturalisé français en mai 1934, ancien adhérent du Syndicat CGT des Métaux, devenu gardien de vestiaire aux usines automobiles Citroën ; en 1937, il a subit un accident du travail occasionnant l’amputation de sa main droite, expliquant peut-être ce dernier poste de travail. Selon Charlotte Delbo, Jeanne Thiébault aurait précédemment été employée dans cette même usine comme ouvrière spécialisée. Au printemps 1942, la police française la déclare cependant comme “bonne à tout faire”. Ils sont à la veille de se marier.

Sous l’Occupation, ils reçoivent à leur domicile la visite d’un militant clandestin appartenant probablement aux jeunes communistes de l’Organisation spéciale armée (voir plus loin).

Début mars 1942, Arthur Tintelin, responsable de la “branche technique” (impression et diffusion) du Parti communiste clandestin, est repéré par la brigade spéciale n° 1 des renseignements généraux dans le quartier Saint-Ambroise, étant dès lors désigné comme “Ambroise” par les policiers, avant d’être identifié. Ce cadre militant gère des ateliers de gravure et de photogravure de la presse clandestine, rétribuant les artisans qui y travaillent.

Au cours de leur multiples et longues filatures les inspecteurs repèrent également Camille Beynac et René Despouy, membres du triangle de direction des J.C. clandestines de la région parisienne.

Le 18 juin 1942, lorsque les policiers lancent leur “coup de filet”, ils viennent arrêter le couple : « Au cours des filatures exercées à l’égard des militants Beynac, Tintelin et Despouy, un individu non-identifié, en relations avec ces derniers, avait été vu se rendant chez Colli, ami de Mademoiselle Thiébault. »

Charlotte Delbo désigne nommément “un neveu” de Colli : Barachi, « responsable du Front national pour la région Paris-Nord » (sic), qui a été vu plusieurs fois chez son oncle. S’agit-il d’Alberto Barrachi, 21 ans, pris à la suite de l’Affaire de la rue Daguerre  ? [1]

Pendant un temps, Jeanne – dite Jeannette – Thiébault est détenue au dépôt de la préfecture de police.

Le 5 août, trois membres du 1er détachement FTP-MOI roumain (Main-d’Oeuvre immigrée) jettent deux grenades contre des soldats de la Luftwaffe à l’entraînement au stade Jean Bouin, avenue du Général-Sarrail à Paris 16e ; cet attentat, le plus meurtrier commis à Paris durant l’Occupation, fait deux morts et vingt blessés, dont cinq grièvement. [2]

Deux jours plus tard, le 7 août, en représailles de cet attentat et de diverses attaques menées au cours du mois précédent, le général SS Karl Oberg et le directeur de la police nazie en France, Helmut Knochen, décident l’exécution de 93 otages (“Action Stadion”).

Le 10 août, avec 21 futures “45000”, Jeanne Thiébault est transférée depuis le dépôt au camp allemand du Fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas (Seine / Seine-Saint-Denis), premier élément d’infrastructure du Frontstalag 122 ; elle y est enregistrée sous le matricule n° 624.

Le fort de Romainville, vue du côté nord. À l’intérieur de l’enceinte, on distingue le haut du bâtiment de caserne. Carte postale oblitérée en 1915. Collection Mémoire Vive.

Le fort de Romainville, vue du côté nord.
À l’intérieur de l’enceinte, on distingue le haut du bâtiment de caserne.
Carte postale oblitérée en 1915. Collection Mémoire Vive.

Le lendemain, 11 août, 88 otages sont fusillés dans une clairière du fort du Mont-Valérien à Suresnes (Seine / Hauts-de-Seine), après avoir été regroupés la veille à Romainville sans être informés de leur sort ; parmi eux, de nombreux compagnons et parents de futures “45000”, dont les détenus interpellés le 18 juin. Jeanne Thiébault croit que Golfredo Colli a été exécuté aussi… mais son compagnon n’a pas été sélectionné.

Le 21 août suivant, le chef de la Police de Sûreté et du S.D. dans le ressort du Militarbefehlshaber en France écrit à la préfecture de police : « Urgent – Procédure “Ambroise” – Après avoir pris connaissance du dossier, il n’a pas pu être établi avec certitude que Colli a déployé une activité communiste. Pour cela, il a été laissé en prison et est remis à votre disposition aux fins d’une nouvelle enquête concernant son activité illégale. »

Le 24 août, dans une note transmise à Labaume, un policier français de la BS 1 indique : « J’ai fait libérer directement [une autre détenue] et Colli sans te les passer. Il n’y a pas lieu à camp, mais peut-être à pointage. » Une note du 26 août précise qu’un pointage hebdomadaire est effectivement mis en place. Dans une seconde note, un autre policier s’étonne : « Mademoiselle Thiébault, écrouée au dépôt et qui n’avait contre elle pas plus de charge que Colli, a été prise par les A.A. le 10.8.42 ».

Bien qu’il se soit rendu à quatre convocations, Golfredo Colli reste considéré comme suspect par la police française. Le 24 septembre suivant, il est interné administrativement au camp de Pithiviers (Loiret) dans le cadre de mesures générales prises à cette date, en application du décret du 18 novembre 1939 (il en sera libéré le 17 avril 1943).

Le 22 janvier 1943, Jeanne Marie Thiébault fait partie des cent premières femmes otages transférées en camions au camp de Royallieu à Compiègne ; leurs fiches individuelles du Fort de Romainville indiquant « 22,1 Nach Compiègne uberstellt » (transférée à Compiègne le 22.1 ). Le lendemain, un deuxième groupe de cent-vingt-deux détenues du Fort qui les y rejoint, auquel s’ajoutent huit prisonnières extraites d’autres lieux de détention (sept de la maison d’arrêt de Fresnes et une du dépôt de la préfecture de police). À ce jour, aucun témoignage de rescapée du premier transfert n’a été publié concernant les deux nuits et la journée passées à Royallieu, et le récit éponyme de Charlotte Delbo ne commence qu’au jour de la déportation… Toutes passent la nuit du 23 janvier à Royallieu, probablement dans un bâtiment du secteur C du camp.

Le matin suivant, 24 janvier, les deux-cent-trente femmes sont conduites en camions à la gare de marchandises de Compiègne et montent dans les quatre derniers wagons (à bestiaux) d’un convoi dans lequel plus de 1450 détenus hommes ont été entassés la veille.

TransportAquarelle

Comme les autres déportés, la plupart d’entre elles jettent sur les voies des messages à destination de leurs proches, rédigés la veille ou à la hâte, dans l’entassement du wagon et les secousses des boggies (ces mots ne sont pas toujours parvenus à leur destinataire).

En gare de Halle (Allemagne), le train se divise et les wagons des hommes sont dirigés sur le KL Sachsenhausen, tandis que les femmes arrivent en gare d’Auschwitz le 26 janvier au soir. Le train y stationne toute la nuit.

Le lendemain matin, après avoir été brutalement descendues et alignées sur un quai de débarquement de la gare de marchandises, elles sont conduites à pied au camp de femmes de Birkenau (B-Ia) où elles entrent en chantant La Marseillaise.

Portail du secteur B-Ia du sous-camp de Birkenau (Auschwitz-II) par lequel sont passés les “31000” (accès depuis la rampe de la gare de marchandises et le “camp-souche” d’Auschwitz-I…). © Gilbert Lazaroo, février 2005.

Portail du secteur B-Ia du sous-camp de Birkenau (Auschwitz-II) par lequel sont passés les “31000”
(accès depuis la rampe de la gare de marchandises et le “camp-souche” d’Auschwitz-I…).
© Gilbert Lazaroo, février 2005.

Jeanne Thiébault y est enregistrée sous le matricule 31640. Le numéro de chacune est immédiatement tatoué sur son avant-bras gauche.

Pendant deux semaines, elles sont en quarantaine au Block n° 14, sans contact avec les autres détenues, donc provisoirement exemptées de travail dans les Kommandos, mais pas de corvée.

Le 3 février, la plupart des “31000” sont amenées à pied, par rang de cinq, à Auschwitz-I, le camp-souche où se trouve l’administration, pour y être photographiées selon les principes de l’anthropométrie : vues de trois quarts avec un couvre-chef (foulard), de face et de profil (la photo d’immatriculation de Jeanne Thiébault a été retrouvée, puis identifiée par des rescapées à l’été 1947).

Le 12 février, les “31000” sont assignées au Block 26, entassées à mille détenues avec des Polonaises. Les “soupiraux” de leur bâtiment de briques donnent sur la cour du Block 25, le “mouroir” du camp des femmes où sont enfermées leurs compagnes prises à la “course” du 10 février (une sélection punitive).

Le Block 26, en briques, dans le sous-camp B-Ia de Birkenau ; perspective entre les châlits. La partie inférieure, au ras du sol, est aussi une “couchette” où doivent s’entasser huit détenues. Les plus jeunes montent à l’étage supérieur, où il est possible de s’assoir. Photo © Mémoire Vive.

Le Block 26, en briques, dans le sous-camp B-Ia de Birkenau ; perspective entre les châlits.
La partie inférieure, au ras du sol, est aussi une “couchette” où doivent s’entasser huit détenues.
Les plus jeunes montent à l’étage supérieur, où il est possible de s’assoir.
Photo © Mémoire Vive.

Les “31000” commencent à partir dans les Kommandos de travail.

Jeanne Thiébault meurt au camp de femmes d’Auschwitz-Birkenau le 2 mai 1943, d’après l’acte de décès établi par l’administration SS du camp (Sterbebücher), sans qu’aucune des rescapées en soit témoin.

Elle n’avait pas de famille et – croyant Colli exécuté – elle n’a sans doute pas transmis de message. La famille de Colli et Colli lui-même n’ont pas su où elle avait été déportée ni quand elle était morte.

Le 25 juillet 1943, un brigadier du Service civil du 20e arrondissement chargé d’effectuer des surveillances à l’encontre de Golfredo Colli, quatre mois après sa libération de Pithiviers, constate « que son logement a disparu par suite de la démolition de la Zone. Impossible de retrouver sa trace dans le 20e. Inconnu aux cartes de la mairie, ainsi qu’aux “garnis”. » (registres des hôtels…).

Notes :

[1] Les trois membres du 1er détachement FTP-MOI roumain : Carol Goldstein, alias Ion Cracium (Paris 3e), Nicolas Cristea, alias Joseph Copla (Paris 11e) et Andrei Sas Dragos, alias Jaroslaw Martunek (Paris 11e), arrêtés en octobre 1942, ils seront fusillé le 9 mars 1943 au stand de tir du ministère de l’Air (Paris 14e).

[2] “Note blanche” du 18 septembre 1951 : « Barrichi a adhéré au Parti communiste clandestin en novembre 1941 alors qu’il demeurait à Somain (Nord). Il aurait pris part au sabotage de la centrale électrique de Déchy le 8.11.41, puis au cambriolage de la mairie de Fenain le 22.11;41. Il a été accusé également d’avoir volé une automobile à Valenciennes le 27.12.41, ainsi qu’un autocar qui aurait été lancé vers l’écluse de Ramilly dans le but de paralyser le trafic des péniches le 5.1.42.
Îl aurait quitté le département du Nord en février 1942 et serait entré dans l’Organisation spéciale du PC en mai 1942. Arrêté le 12 août 1942, par les services de la 1re Brigade de police judiciaire de la Sûreté générale, rue Bassano, alors qu’il faisait partie d’un camp installé en forêt de Fontainebleau [près de Montereau] et composé uniquement d’éléments de la Résistance, Barrachi aurait reconnu avoir participé à plusieurs attentats, notamment contre :
1° le ministère des PTT, 101 rue de Grenelle (9 mai 1942) ;
2° le café-tabac, 5 boulevard du Palais, le 29 mai 1942 (dépôt d’une valise chargée d’explosifs) ;
3° M. Vassart, ancien maire de Maisons-Alfort ;
4° un transformateur de signaux sur la voie ferrée entre Lardy et Bourray ;
5° le 1er août 1942, affaire de la rue Daguerre (14e) et à différents autres actes de Résistance.
Mis à la disposition des autorités allemandes, il a été interné à Romainville le 21.1O.42, puis déporté à Trèves (Allemagne) le 27.3.42, et rapatrié en France le 24.5.45 par Mulhouse. »

Sources :

- Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 (réédition 1998), page 280.
- Archives de la préfecture de police (Seine / Paris), Service de la mémoire et des affaires culturelles (SMAC), Le Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) : carton 221w3 “communisme”, Affaire Ambroise-Tintelin, procédure pages 25 et 26, n° 51 ;  dossiers individuels de Goldredo Colli (77 W 392-168077 et 77 W 405-169322) au service des Renseignements généraux ; dossier individuel d’Alberto Georges Barrachi (1 W 1242-63886) au cabinet du préfet de police.
- Serge Klarsfeld, Le livre des otages, Les éditeurs français réunis, Paris 1979, pages 174 à 187 ; fiches germano-françaises, pages 93, 154, 159.
- Site du Maitron, dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social : https://maitron.fr/spip.php?article146845.
-  Liste des photos d’Auschwitz « identifiées de camarades non rentrées », Après Auschwitz, bulletin de l’Amicale, n°17 septembre-octobre 1947, page 3.
- Death Books from Auschwitz, Remnants, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, K.G.Saur, 1995 ; relevé des registres (incomplets) d’actes de décès du camp d’Auschwitz dans lesquels a été inscrite, du 27 juillet 1941 au 31 décembre 1943, la mort de 68 864 détenus pour la plupart immatriculés dans le camp (sans indication du numéro attribué), tome 3, page 1245 (19426/1943).
- Moteur de recherche – en anglais – du site internet du Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau (Archiwum Państwowego Muzeum Auschwitz-Birkenau – APMAB), Oświęcim, Pologne : https://www.auschwitz.org/en/museum/auschwitz-prisoners/

MÉMOIRE VIVE

(dernière modification, le 14-06-2024)

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