- Collection Bey Nadji. Droits réservés.
Robert, Victor, Letellier, naît le 23 mai 1902 à Caen (Calvados – 14), fils naturel de Marie-Louise Letellier, 44 ans, veuve de Charles Letellier, débitant, décédé en 1898.
Robert Letellier acquiert une formation de couvreur. Cependant, en 1924, il est tourneur sur métaux. Il habite alors au 23 bis, rue Frédéric-Sauton, à Paris 5e.
Le 11 octobre de cette année 1924, à la mairie de son arrondissement, il se marie avec Armandine Frilley, née le 13 juin 1903 à Caen, « fille de salle ». Ils auront trois enfants : Odette, née le 12 septembre 1926 à Paris 11e, puis Georges, né le 21 février 1928, et Gisèle, née le 30 juin 1931, tous les deux à Mondeville (14). Mais le couple se séparera, avant de divorcer.
- Mondeville. Hauts fourneaux et station centrale
de la Société Métallurgique de Normandie.
Carte postale sans date. Collection Mémoire Vive.
Dans le bulletin L’Exploité de la S.M.N., il écrit : « Les étrangers de sont pas responsables de la crise ». Son activité militante lui vaut de subir des brimades dans la cadre de son travail : ouvrier qualifié, il est d’abord changé de poste à l’intérieur de la SMN pour se retrouver simple manœuvre, avant d’être purement et simplement congédié au début de l’année 1934, avec la mention « à ne plus réembaucher » portée sur son dossier.
Pendant un temps, il habite la cité des Roches, à Mondeville, et, à une autre période, au 22, rue Haute, à Caen.
En février 1934, Robert Letellier est arrêté lors d’une manifestation antifasciste, mais relâché presque immédiatement. Pendant deux ans, il multiplie les conférences de propagande et les débats contradictoires aux quatre coins du Calvados.
Il est candidat du PCF aux Municipales de 1935 et aux Législatives de 1936. De 1933 à 1939, il est élu Conseiller prud’homme. En décembre 1935, il est membre de la Commission administrative de l’Union Départementale du Syndicat des Produits chimiques.
En octobre 1936, Robert Letellier quitte le Calvados – où sévit une vigoureuse répression contre les militants ouvriers – pour la région parisienne. Il s’installe à Paris, au 5, impasse Chausson, dans le 10e arrondissement, où il vit seul. Ses enfants sont en pension chez une habitante du Chezet, en Saône-et-Loire et ils échangent du courrier. Il devient secrétaire de la fédération nationale CGT des industries chimiques – dont le siège est à la Maison des Syndicats, au 33, rue de la Grange-aux-Belles. Il est membre de la section du 10e de la région Paris-Ville du PCF.
En 1937, il emménage au 46, rue de Lancry (Paris 10e), un logement de deux pièces avec cuisine. Le divorce d’avec son épouse est prononcé le 6 juin 1939 par jugement du tribunal civil de la Seine.
Après la déclaration de guerre, pendant une période de six semaines, il retourne à Caen, comme requis civil dans une usine travaillant pour la Défense nationale. Peut-être diffuse-t-il alors dans la région un « Manifeste du Comité pour l’indépendance et l’unité des syndicats à la classe ouvrière de France ». Puis il revient à Paris comme affecté spécial à l’atelier de mécanique de la maison Oguey (et Danziger), ancienne maison Auguste Herlin fils, sise au 50 rue Bichat (Paris 10e) ; probablement l’entreprise qui l’employait avant-guerre.
Le 22 mai 1940, à Yzeure (Allier), Robert Letellier épouse Ana Sugranes-Boix, née le 27 juillet 1911 à Barcelone (Espagne, Catalogne), couturière. C’est, semble-t-il, dans le centre d’hébergement de cette ville qu’il a rencontré cette réfugiée entrée en France le 13 février 1939 par Prats-de-Mollo (Pyrénées-Orientales), sans passeport, au moment de la retraite de l’armée républicaine de Catalogne. Au lendemain du mariage, elle vient habiter chez lui ; il semble que les enfants de Robert les rejoignent. Ensemble, ils auront un fils : Robert, né le 22 mars 1941 à Paris 10e.
À partir du 21 novembre 1940, Robert Letellier retrouve son emploi à la maison Oguey.
Sous l’occupation, il est considéré par les Renseignements généraux comme un « meneur particulièrement actif ». Selon la police, peu avant son arrestation, il distribue des tracts du Parti communiste clandestin sur son lieu de travail, les établissements Kellner et Bechereau, sis au 185, avenue Édouard-Vaillant à Boulogne-Billancourt.
Le 26 juin, Robert Letellier est appréhendé à son domicile par des agents du commissariat de police de circonscription de Boulogne-Billancourt dans le cadre d’une vague d’arrestations visant 92 militants ouvriers. Le préfet de police de Paris a signé les arrêtés ordonnant leur internement administratif, mais les opérations sont menées en concertation avec l’occupant. En effet, pendant quelques jours, des militants de Paris et de la “petite couronne” arrêtés dans les mêmes conditions sont conduits à l’hôtel Matignon pour y être livrés aux « autorités d’occupation » qui les rassemblent au Fort de Romainville (HL 122), sur la commune des Lilas (Seine-Saint-Denis).
Dans les jours qui suivent (le 27 juin, le 1er juillet…), ils sont conduits à la gare du Bourget où des trains les transportent à Compiègne (Oise) [1]. Robert Letellier fait probablement partie de ces hommes transférés au camp allemand de Royallieu, administré et gardé par la Wehrmacht (Frontstalag 122 – Polizeihaftlager) [2].
Guy Lecrux, qui se trouve dans le bâtiment A2 avec lui, désigne Robert Letellier comme un membre du Comité des fêtes, organisées pour « soutenir le moral des détenus ».
Entre fin avril et fin juin 1942, Robert Letellier est sélectionné avec plus d’un millier d’otages désignés comme communistes et une cinquantaine d’otages désignés comme juifs dont la déportation a été décidée en représailles des actions armées de la résistance communiste contre l’armée allemande (en application d’un ordre de Hitler).
Le 6 juillet 1942 à l’aube, les détenus sont conduits à pied sous escorte allemande à la gare de Compiègne, sur la commune de Margny, et entassés dans des wagons de marchandises. Le train part une fois les portes verrouillées, à 9 h 30.
Le voyage dure deux jours et demi. N’étant pas ravitaillés en eau, les déportés souffrent principalement de la soif.
Le 8 juillet 1942, Robert Letellier est enregistré à au camp souche d’Auschwitz (Auschwitz-I) sous le numéro 45789 (sa photo d’immatriculation n’a pas été retrouvée).
Après les premières procédures (tonte, désinfection, attribution d’un uniforme rayé et photographie anthropométrique), les 1170 arrivants sont entassés pour la plupart dans deux pièces nues du Block 13 où ils passent la nuit.
Le lendemain, vers 7 heures, tous sont conduits à pied au camp annexe de Birkenau ; alors choisi pour mettre en œuvre la « solution finale » – le génocide des Juifs européens -, ce site en construction présente un contexte plus meurtrier pour tous les concentrationnaires. À leur arrivée, les “45000” sont répartis dans les Blocks 19 et 20 du secteur B-Ib, le premier créé.
Le 10 juillet, après l’appel général, ils subissent un bref interrogatoire d’identité qui parachève leur enregistrement et au cours duquel ils déclarent une profession (celle qu’ils exerçaient en dernier lieu ou une autre, supposée être plus “protectrice” dans le contexte du camp). Puis ils sont envoyés au travail dans différents Kommandos.
Le 13 juillet, après l’appel du soir – l’ensemble des “45000” ayant passé cinq jours à Birkenau – Robert Letellier est dans la moitié des membres du convoi ramenée au camp principal (Auschwitz-I), auprès duquel fonctionnent des ateliers où sont affectés des ouvriers ayant des qualifications utiles au camp.
« Arbeit macht frei » : « Le travail rend libre »
Carte postale. Collection mémoire Vive.Du 3 au 24 août 1942, il est présent au Revier d’Auschwitz-I , où son nom est inscrit sur un registre.
Il meurt le 31 août 1942, d’après les registres du camp.
En novembre et décembre 1942, Ana Letellier est mêlée une l’affaire de reconstitution du Parti communiste espagnol surveillée par la police française, laquelle avait constaté ses contacts avec Francisco Perramon-Ducasi, dit « Dupuis », dit « Antonio », dit « Joseph », secrétaire à l’organisation du comité en zone occupée, arrêté le 30 novembre par la 3e section des RG lors d’un rendez-vous au métro Père-Lachaise. À la suite d’une perquisition infructueuse à son domicile le 4 décembre, Ana Letellier est conduite à la préfecture pour y être interrogée, mais est relaxée sans suite.
Robert Letellier est homologué comme “Déporté politique”.
Après la guerre, le Conseil municipal de Caen a donné son nom à une rue de la ville.
Sources :
Gabriel Désert et Jean Quellien, notice in Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français, sous la direction de Jean Maitron, tome 34, page 331, citant : Arch. Nat. F7/13032, 13130 – Arch. Dép. Calvados M 501, 1584, 2372, 11223, 11225, 11322 – Le Pays normand – Le Réveil des travailleurs – Ginette Lemarchand, Le Front populaire à Caen, 1934-1936, DES, Caen, 1961 – Bertrand Hamelin, Le Parti communiste dans le Calvados, des origines à 1946, mémoire de maîtrise, université de Caen, 1994 – Arch. de la SMN, dossier personnel de Robert Letellier – état civil.
Claudine Cardon-Hamet, Triangles rouges à Auschwitz, Le convoi politique du 6 juillet 1942, éditions Autrement, collection mémoires, Paris 2005, pages 371 et 411.
Cl. Cardon-Hamet, notice pour l’exposition de Mémoire Vive sur les “45000” et “31000” de Paris (2002), citant : Témoignages de Roger Abada et Henri Peiffer – Bureau des archives des victimes des conflits contemporains (BAVCC), ministère de la Défense (dossier individuel).
De Caen à Auschwitz, par le collège Paul Verlaine d’Evrecy, le lycée Malherbe de Caen et l’association Mémoire Vive, éditions Cahiers du Temps, Cabourg (14390), juin 2001, pages 70, 102, 124.
Archives de la préfecture de police (Seine / Paris), Service de la mémoire et des affaires culturelles, Le Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) : cartons “occupation allemande”, liste des internés communistes (BA 2397) ; dossier individuel du cabinet du préfet (1 W 27-10035).
Sachso, Amicale d’Orianenburg-Sachsenhausen, Au cœur du système concentrationnaire nazi, Collection Terre Humaine, Minuit/Plon, réédition Pocket, mai 2005, page 36 (sur les arrestations du 26 juin 1941).
Gérard Bouaziz, La France torturée, collection L’enfer nazi, édité par la FNDIRP, avril 1979, page 262 (sur les arrestations du 27 juin 1941).
Bey Nadji, petit-fils de Robert Letellier (message 09-2007).
Death Books from Auschwitz, Remnants, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, K.G.Saur, 1995 ; relevé des registres (incomplets) d’actes de décès du camp d’Auschwitz dans lesquels a été inscrite, du 27 juillet 1941 au 31 décembre 1943, la mort de 68 864 détenus pour la plupart immatriculés dans le camp (sans indication du numéro attribué), tome 2, page 714 (26201/1942).
MÉMOIRE VIVE
(dernière mise à jour, le 21-12-2015)
Cette notice biographique doit être considérée comme un document provisoire fondé sur les archives et témoignages connus à ce jour. Vous êtes invité à corriger les erreurs qui auraient pu s’y glisser et/ou à la compléter avec les informations dont vous disposez (en indiquant vos sources).
En hommage à Roger Arnould (1914-1994), Résistant, rescapé de Buchenwald, documentaliste de la FNDIRP qui a initié les recherches sur le convoi du 6 juillet 1942.
[1] Arrestations de la fin juin 1941 dans le département de la Seine, trois témoignages :
Jean Lyraud (déporté à Sachsenhausen le 24 janvier 1943). Le 26 juin, à 5 heures du matin, il est réveillé par des policiers français : « Veuillez nous suivre au poste avec une couverture et deux jours de vivres. » Un autobus le prend bientôt avec trois autres personnes arrêtées. Le véhicule fait le tour des commissariats de Montreuil et du XIe arrondissement. Un crochet à l’hôtel Matignon, qui abrite alors la police de Pétain, puis c’est le transport jusqu’aux portes du Fort de Romainville où les prisonniers sont remis aux autorités allemandes. Avec ses compagnons, jean Lyraud passe la nuit dans les casemates transformées en cachots. « Le lendemain 27 juin dans l’après-midi, nous embarquons en gare du Bourget dans des wagons spéciaux pour Compiègne. Nos gardes ont le revolver au poing et le fusil chargé, prêts à faire feu. Dans la soirée nous arrivons au camp. Quelques jours après, d’autres contingents de la région parisienne nous rejoignent. »
Henri Pasdeloup (déporté à Sachsenhausen le 24 janvier 1943), cheminot de Saint-Mihiel (Meuse), est arrêté le 23 juin 1941 par la Gestapo qui le conduit à la prison de la ville. Le 27 juin, avec d’autres détenus emmenés à bord de deux cars Citroën, il arrive devant le camp de Royallieu vers 16 h 30 : « À l’arrivée face au camp, nos gardiens nous font descendre. Alignement sur la route, comptages et recomptages. En rangs par trois nous passons les barbelés… À 19 heures, environ 400 prisonniers en provenance de la région parisienne entrent en chantant L’Internationale… Le lendemain 28 juin, réveil à 7 heures : contrôle d’identité, toise, matricule. J’ai le numéro 556. Pour notre groupe de la Meuse, cela va de 542 à 564. Ceux de la région parisienne, bien qu’arrivés après nous, sont immatriculés avant… »
Henri Rollin : « Le 27 juin 1941, vers 6 heures de matin, ma femme et moi nous sommes réveillés par un coup de sonnette. Trois inspecteurs de la police française viennent nous arrêter ; perquisition rapide sans résultat (nous avions la veille au soir distribué les derniers tracts que nous avions). Nous arrivons à l’hôtel Matignon où nous trouvons de nombreux cars et camions, résultat d’une rafle dans toute la région parisienne. Nous sommes remis par la police française aux autorités allemandes. Au moment de ma remise aux Allemands, j’ai aperçu qu’on leur donnait une petite fiche portant mon nom et la mention « communiste », soulignée à l’encre rouge. Nous subissons un court interrogatoire d’identité… Attente… Vers la fin de l’après-midi, départ en car. Arrivée au fort Romainville, fouille, identité. Départ de Romainville le 1er juillet, au matin, par train spécial et bondé au Bourget, arrivée l’après-midi à Compiègne. Le lendemain, même cérémonie, refouille et identité, ensuite la vie de camp… »
[2] L’ “ Aktion Theoderich ” : L’attaque de l’Union soviétique, le 22 juin 1941, se fait au nom de la lutte contre le “judéo-bolchevisme”. Dès mai 1941, une directive du Haut-commandement de la Wehrmacht pour la “conduite des troupes” sur le front de l’Est définit le bolchevisme comme « l’ennemi mortel de la nation national-socialiste allemande. C’est contre cette idéologie destructrice et contre ses adeptes que l’Allemagne engage la guerre. Ce combat exige des mesures énergiques et impitoyables contre les agitateurs bolcheviks, les francs-tireurs, les saboteurs et les Juifs, et l’élimination allemande de toute résistance active ou passive. » Hitler est résolu à écraser par la terreur – à l’Ouest comme à l’Est – toute opposition qui viendrait entraver son effort de guerre. Le jour même de l’attaque contre l’Union soviétique, des mesures préventives sont prises dans les pays occupés contre les militants communistes – perquisitions à leur domicile et arrestations – et des ordres sont donnés pour punir avec la plus extrême sévérité toute manifestation d’hostilité à la puissance occupante.
En France, dans la zone occupée, au cours d’une opération désignée sous le nom de code d’Aktion Theoderich,plus de mille communistes sont arrêtés par les forces allemandes et la police française. D’abord placés dans des lieux d’incarcération contrôlés par le régime de Vichy, ils sont envoyés, à partir du 27 juin 1941, au camp allemand de Royallieu à Compiègne, créé à cette occasion pour la détention des « ennemis actifs du Reich » sous l’administration de la Wehrmacht.
Au total, 1300 hommes y seront internés à la suite de cette action. Fin août, 200 d’entre eux font déjà partie de ceux qui seront déportés dans le convoi du 6 juillet 1942.