Anna Karpen naît le 24 mai 1894 à Gilsdorfberg, commune de Bettendorf (grand-duché de Luxembourg), dans une famille de sept enfants, fille de Nicolas Karpen, ouvrier dans une briqueterie du pays, et de Maria Adam (?), son épouse.
En 1914, l’invasion allemande disperse la famille. Anna vient en France, à Paris, et travaille dans un restaurant d’Argenteuil.
Le 11 septembre 1919, à Charleville [1] (Ardennes), elle se marie avec Victor Charles Jacquat, né le 27 mars 1892 à Bidestroff (Moselle, alors Lorraine occupée), garçon de café domicilié place de la Gare. Ils ont deux enfants : Jean, né en 1925, et Denise, née en 1928, tous deux à Charleville.
La Résistance
En 1942, Anna Jacquat fait partie de la chaîne organisée par Paul Royaux [2] (v. Fuglesang) et pourvoit surtout au ravitaillement des prisonniers évadés, ce que son commerce lui permet de faire sans être repérée : son mari et elle tiennent un café-restaurant situé place de la Gare, à Charleville, « La Petite Vitesse ».
L’arrestation
Le 28 octobre 1942, la Gestapo convoque Victor Jacquat et l’arrête.
Le 30 octobre, Anna est arrêtée à son tour. Sans doute parce que les interrogatoires permettent d’établir qu’elle seule fait partie de l’organisation, son mari est relâché le 3 novembre.
Le 10 novembre, les femmes arrêtées dans cette affaire sont conduites à la Maison d’arrêt de Saint-Quentin (Aisne) [3].
Le 19 décembre, Anna Jacquat et Marcelle Fuglesang sont transférées au camp allemand du Fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas (Seine / Seine-Saint-Denis), première infrastructure du Frontstalag 122.
Anna Jacquat y est enregistrée sous le matricule n° 1334.
Le 22 janvier 1943, cent premières femmes otages transférées en camions au camp de Royallieu à Compiègne (leurs fiches individuelles du Fort de Romainville indiquant « 22.1 Nach Compiègne uberstellt » : « transférée à Compiègne le 21.1 »). Le lendemain, Anna Jacquat fait partie du deuxième groupe de cent-vingt-deux détenues du Fort qui les y rejoint, auquel s’ajoutent huit prisonnières extraites d’autres lieux de détention (sept de la maison d’arrêt de Fresnes et une du dépôt de la préfecture de police de Paris).
Toutes passent la nuit du 23 janvier à Royallieu, probablement dans un bâtiment du secteur C du camp.
Le lendemain matin, 24 janvier, les deux-cent-trente femmes sont conduites en camion à la gare de marchandises de Compiègne et montent dans les quatre derniers wagons (à bestiaux) d’un convoi dans lequel plus de 1450 détenus hommes ont été entassés la veille.
En gare de Halle (Allemagne), le train se divise et ceux-ci sont dirigés sur le KL Sachsenhausen, tandis que les femmes arrivent en gare d’Auschwitz le 26 janvier au soir. Le train y stationne toute la nuit. Le lendemain matin, elles sont conduites à pied au camp de femmes de Birkenau (B-Ia) où elles entrent en chantant La Marseillaise.
Anna Jacquat y est enregistrée sous le matricule 31827.
Le numéro de chacune est immédiatement tatoué sur son avant-bras gauche.
Pendant deux semaines, elles sont en quarantaine au Block n° 14, sans contact avec les autres détenues, donc provisoirement exemptées de travail.
Le 3 février, la plupart des “31000” sont amenées à pied, par rangs de cinq, à Auschwitz-I, le camp-souche où se trouve l’administration, pour y être photographiées selon les principes de l’anthropométrie de la police judiciaire allemande : vues de trois-quart coiffée d’un couvre-chef (foulard), de face et de profil (retrouvée, la photo d’immatriculation de « Madame Cicca » a été identifiée avec doute par des rescapées à l’été 1947).
Le 12 février, les “31000” sont assignées au Block 26, entassées à mille détenues avec des Polonaises. Les “soupiraux” de leur bâtiment de briques donnent sur la cour du Block 25, le “mouroir” du camp des femmes où se trouvent quelques compagnes prises à la « course » du 10 février [4]. Les “31000” commencent à partir dans les Kommandos de travail.
Anna Jacquat meurt fin février/début mars 1943.
En mars 1943, Monsieur Jacquat est convoqué à la Gestapo, où on lui apprend que sa femme est morte à… (un mot en « iche ») de maux d’estomac.
Le même jour arrive chez lui Émile Lambert, le mari de Léa, qui était dans la même chaîne d’évasion qu’Anna Jacquat. Lui aussi a été convoqué à la Gestapo, lui aussi a été avisé que sa femme était morte de « maux d’estomac ». Selon l’acte de décès établit par l’administration SS du camp (Sterbebücher), celle-ci est décédée le 12 mars 1943.
À la fin de la guerre, les enfants reçoivent pour leur mère la médaille de la reconnaissance française et un certificat de remerciement du général de Gaulle, l’homologation dans la Résistance intérieure française (RIF), une carte d’internée résistante… alors qu’Anna Jacquat a été déportée.
Ce n’est qu’au moment de la rédaction du livre sur le convoi du 24 janvier que les enfants auront confirmation de la mort de leur mère à Auschwitz.
Le noms d’Anna Jacquat est inscrit sur le Mémorial de Berthaucourt, érigé en mémoire des résistants et des déportés ardennais.
Notes :
[1] Charleville : En 1966, la commune fusionne avec Mézières et d’autres communes limitrophes pour former Charleville-Mézières.
[2] Paul Royaux, né le 23 février 1908 à Rocroi, garçon coiffeur à Charleville. Représentant de l’OCM (Organisation Civile et Militaire) dans les Ardennes dès 1941, Paul Royaux structure, autour du centre du Secours National à Charleville, une filière d’évasion de prisonniers de guerre. Dans le cadre de l’OCM, il met en place les UCR (Unités de Combat et de Renseignement) dont les objectifs étaient la collecte des informations et le stockage d’armes. À la fin du mois d’octobre 1942, quand la filière d’évasion est démantelée par la Gestapo, Paul Royaux doit quitter les Ardennes. Il laisse comme successeur son ami André Point, futur « Commandant Fournier » au sein des FFI. Royaux est alors affecté dans le département du Nord, où il devient « Max Duval », agent de liaison de Roland Farjon, chef de l’OCM pour la région A. Le 16 décembre 1943, il est arrêté par la Gestapo à Paris, condamné à la peine de mort par un tribunal militaire allemand, et fusillé au fort de Bondues (Nord) le 23 février 1944, jour de son 36e anniversaire.
[3] La Maison d’arrêt de Saint-Quentin : l’établissement – surnommé l’« Hôtel des quatre boules » – construit en 1841 dans un triangle compris entre le boulevard Henri-Martin et les rues de Longueville et Chanterelle, a été désaffecté en 1992, ses détenus étant transférés à la nouvelle prison de Laon, puis détruit en 2001. Le septembre 2010 a été inaugurée une plaque apposée sur un mur de la rue Longueville afin de rappeler l’existence de la prison et que, « Pendant la Deuxième Guerre mondiale, de nombreux résistants y furent emprisonnés avant d’être déportés ou fusillés ».
[4] La « course » par Charlotte Delbo : « Après l’appel du matin, qui avait duré comme tous les jours de 4 heures à 8 heures, les SS ont fait sortir en colonnes toutes les détenues, dix mille femmes, déjà transies par l’immobilité de l’appel. Il faisait -18. Un thermomètre, à l’entrée du camp, permettait de lire la température, au passage. Rangées en carrés, dans un champ situé de l’autre côté de la route, face à l’entrée du camp, les femmes sont restées debout immobiles jusqu’à la tombée du jour, sans recevoir ni boisson ni nourriture. Les SS, postés derrière des mitrailleuses, gardaient les bords du champ. Le commandant, Hoess, est venu à cheval faire le tour des carrés, vérifier leur alignement et, dès qu’il a surgi, tous les SS ont hurlé des ordres, incompréhensibles. Des femmes tombaient dans la neige et mouraient. Les autres, qui tapaient des pieds, se frottaient réciproquement le dos, battaient des bras pour ne pas geler, regardaient passer les camions chargés de cadavres et de vivantes qui sortaient du camp, où l’on vidait le Block 25, pour porter leur chargement au crématoire.
Vers 5 heures du soir, coup de sifflet. Ordre de rentrer. Les rangs se sont reformés sur cinq. “En arrivant à la porte, il faudra courir.” L’ordre se transmettait des premiers rangs. Oui, II fallait courir. De chaque côté de la Lagerstrasse, en haie serrée, se tenaient tous les SS mâles et femelles, toutes les kapos, toutes les polizeis, tout ce qui portait brassard de grade. Armés de bâtons, de lanières, de cannes, de ceinturons, ils battaient toutes les femmes au passage. Il fallait courir jusqu’au bout du camp. Engourdies par le froid, titubantes de fatigue, il fallait courir sous les coups. Celles qui ne couraient pas assez vite, qui trébuchaient, qui tombaient, étaient tirées hors du rang, saisies au col par la poignée recourbée d’une canne, jetées de côté. Quand la course a été finie, c’est-à-dire quand toutes les détenues sont entrées dans les Blocks, celles qui avaient été tirées de côté ont été emmenées au Block 25. Quatorze des nôtres ont été prises ce jour-là.
Au Block 25, on ne donnait presque rien à boire, presque rien à manger. On y mourait en quelques jours. Celles qui n’étaient pas mortes quand le “Kommando du ciel” (les prisonniers qui travaillaient au crématoire) venait vider le Block 25, partaient à la chambre à gaz dans les camions, avec les cadavres à verser au crématoire. La course – c’est ainsi que nous avons appelé cette journée – a eu lieu le 10 février 1943, deux semaines exactement après notre arrivée à Birkenau. On a dit que c’était pour nous faire expier Stalingrad. » (Le convoi du 24 janvier, pp. 37-38)
Sources :
Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 (réédition 1998), pages 150-151.
Site de la section ardennaise des Amis de la Fondation pour la mémoire de la déportation (AFMD 08).
Site Mémorial GenWeb, Charleville-Mézières, relevé de Sébastien Haguette (12-2002).
MÉMOIRE VIVE
(dernière modification, le 26-11-2022)
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