- Auschwitz, le 3 février 1943
- Musée national d’Auschwitz-Birkenau, Oswiecim, Pologne.
Collection Mémoire Vive. Droits réservés.
Félicienne Pintos naît le 9 juin 1914, en Espagne, dans une famille d’ouvriers de huit enfants.
Félicienne a six ans quand ses parents viennent s’installer à Bordeaux (Gironde – 33). Elle quitte l’école à treize ans et travaille en usine.
En 1935, elle se marie avec Joseph Raymond Bierge, né le 5 septembre 1912 à Cenon, dans la banlieue de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne (33). Ils trouvent un logement à proximité, à la Bastide, quartier de Bordeaux limitrophe. Le père de Raymond étant traceur aux Chantiers Navals de la Gironde, il y a fait entrer son fils pour lui apprendre ce métier. Joseph Bierge est devenu à son tour ouvrier charpentier traceur hautement qualifié.
En 1936, pendant l’occupation revendicative des “Chantiers” qui dure un mois, Félicienne Bierge apporte chaque jour le panier-repas de son mari.
Réagissant à l’agression de Franco contre la jeune République espagnole, Joseph Bierge collecte argent, vêtements, vivres, boites de lait concentré pour les enfants et, le soir, il se rend sur les quais, près des Quinconces, où les camions se rassemblent pour partir en convois vers la frontière espagnole.
Face aux menaces de guerre, le gouvernement de Front Populaire décide le regroupement de toutes les usines d’armements aéronautiques françaises, sous la forme d’une nationalisation effective le 15 juillet 1937. La Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-Ouest (SNCASO) intègre l’Usine de Construction Aéronautique de Bordeaux-Bègles (33), rue Ferdinand-Buisson. Les anciens ouvriers de l’aviation et la CGT réunifiée ont négocié une bonne convention collective, les salaires y sont plus élevés. Joseph Bierge quitte les Chantiers et s’engage à Bègles.
Il adhère au Parti communiste après l’échec de la grève nationale du 30 novembre 1938, durement réprimée.
En 1940, il déménage avec sa famille et s’installe rue Gambetta à Chambéry, quartier récent de Villenave-d’Ornon, au sud de Bordeaux.
Après la dissolution du PCF en 1939, il participe à l’action illégale.
Joseph Bierge étant inconnu sur la commune de Villenave-d’Ornon, sa maison devient un relais d’hébergement pour des responsables de la Résistance communiste. Puis on y installe un petit atelier d’imprimerie avec deux duplicateurs Gestetner sur lesquels sont imprimés chaque soir des journaux et des tracts clandestins acheminés par le réseau des militants dans les usines et les localités. Cette responsabilité met les Bierge en contact avec des cadres du Parti. Félicienne est notamment l’agent de liaison de Raymond Rabeaux, responsable de la propagande pour toute la région Sud-Ouest et auquel elle fournit des armes, et de René Michel (fusillé en 1943). Leur activité les met également en contact avec Pierre Giret, désigné comme responsable à la propagande sur Bordeaux.
Celui-ci est arrêté le 25 mai 1942 par la brigade du commissaire Poinsot [1] lors d’un rendez-vous devant le Parc des sports de Bordeaux. Son épouse est également arrêtée. Interrogé les 26 et 28 mai, Pierre Giret livre rapidement des informations permettent d’arrêter quelques personnes. Le 30 mai, il échappe à trois inspecteurs qui l’ont conduit à son domicile et son épouse s’évade d’un hôpital le 12 juin. Dans leur cavale, ils se font héberger par plusieurs familles de militants. Mais le couple est repris le 27 juillet. Pour se racheter de son évasion, Pierre Giret complète spontanément ses premières déclarations sur l’organisation communiste clandestine (son épouse livrant ce qu’elle sait). [2]
Le 30 juillet 1942, quelques jours après les révélations des Giret, Raymond Bierge est arrêté sur son lieu de travail pendant que son domicile est perquisitionné. Du matériel clandestin y est trouvé et Félicienne est appréhendée. Leur fils, Henri, âgé de quatre ans, pleure, les policiers le questionnent. Ils emmènent la mère et l’enfant, puis, dans la journée, confient le petit à une voisine, où la grand-mère paternelle viendra le chercher. Félicienne est conduite à la caserne Boudet, rue de Pessac à Bordeaux, qui dispose d’une prison militaire utilisée comme annexe du Fort du Hâ.
Le 21 septembre 1942, Raymond Bierge est un des soixante-dix otages fusillés au camp militaire de Souge, commune de Martignas-sur-Jalle, avec Gabriel et René Castéra, Robert Noutari, employés à la CNASO de Bègles avec lui, et d’autres époux de futurs “31000”, arrêtés dans d’autres circonstances. Ces représailles massives touchent Bordeaux bien que les actions de la résistance armée qui les déclenchent aient essentiellement été menées à Paris ; comme la dernière, frappant le grand cinéma Rex réservé aux troupes d’occupation (Deutsches Soldatenkino) le 17 septembre à 21h55 et faisant deux morts et dix-neuf blessés. [3]
Le 16 octobre 1942, Félicienne est parmi les soixante-dix hommes et femmes – dont trente-trois futures “31000” (les “Bordelaises” et les Charentaises) – transférés depuis le Fort du Hâ et la caserne Boudet au camp allemand du Fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas (Seine-Saint-Denis – 93), premier élément d’infrastructure du Frontstalag 122. Félicienne Bierge y est enregistrée sous le matricule n° 956. Pendant trois semaines, les nouveaux arrivants sont isolés, sans avoir le droit d’écrire, puis ils rejoignent les autres internés (hommes et femmes étant séparés mais trouvant le moyen de communiquer). En janvier 1943, Jean Sabail, le mari de Léonie (31745), dessinateur à la SNCF, qui a également été conduit au Fort de Romainville, dessine un portrait de Claude Épaud, le fils d’Annette, à partir d’une photographie qu’on lui a transmise.
Le 22 janvier 1943, cent premières femmes otages sont transférées en camions au camp de Royallieu à Compiègne (selon le registre d’écrou du Fort de Romainville). Félicienne Bierge fait partie du deuxième groupe de cent-vingt-deux détenues du Fort qui les y rejoint le lendemain et auquel huit détenues extraites d’autres lieux de détention (sept de la maison d’arrêt de Fresnes et une du dépôt de la préfecture de police). Toutes passent la nuit au camp, probablement dans un bâtiment du secteur C.
Le lendemain matin, 24 janvier, les deux-cent-trente femmes sont conduites à la gare de marchandises de Compiègne et montent dans les quatre derniers wagons (à bestiaux) d’un convoi dans lequel plus de 1450 détenus hommes ont été entassés la veille. Comme les autres déportés, la plupart d’entre elles jettent sur les voies des messages à destination de leurs proches, rédigés la veille ou à la hâte, dans l’entassement du wagon et les secousses des boggies (ces mots ne sont pas toujours parvenus à leur destinataire).
En gare de Halle (Allemagne), le train se divise et les wagons des hommes sont dirigés sur le KL Sachsenhausen, tandis que les femmes arrivent en gare d’Auschwitz le 26 janvier au soir.
Le train y stationne toute la nuit. Le lendemain matin, après avoir été descendues et alignées sur un quai de débarquement de la gare de marchandises, elles sont conduites à pied au camp de femmes de Birkenau (B-Ia) où elles entrent en chantant La Marseillaise.
- Portail du secteur B-Ia du sous-camp de Birkenau (Auschwitz-II)
par lequel sont passés les “31000”
(accès depuis la rampe de la gare de marchandises
et le “camp-souche” d’Auschwitz-I…).
© Gilbert Lazaroo, février 2005.
Félicienne Bierge y est enregistrée sous le matricule 31734. Le numéro de chacune est immédiatement tatoué sur son avant-bras gauche.
Pendant deux semaines, elles sont en quarantaine au Block n° 14, sans contact avec les autres détenues, donc provisoirement exemptées de travail.
Le 3 février, la plupart des “31000” sont amenées à pied, par rangs de cinq, à Auschwitz-I, le camp-souche où se trouve l’administration, pour y être photographiées selon les principes de l’anthropométrie : vues de trois-quart, de face et de profil. La photo de Félicienne Bierge a été retrouvée.
Le 12 février, les “31000” sont assignées au Block 26, entassées à mille détenues avec des Polonaises. Les “soupiraux” de leur bâtiment de briques donnent sur la cour du Block 25, le “mouroir” du camp des femmes où sont enfermées quelques compagnes prises à la “course” du 10 février (une sélection punitive). Elles voient Annette Épaud et Néomie Durand être sorties de ce Block et monter sur un camion pour être menées à la chambre à gaz. Félicienne Bierge devient dépositaire du portrait de Claude dessiné par Jean Sabail au Fort de Romainville.
- Claude Épaud, par Jean Sabail. Dessin passé clandestinement
par les KL Birkenau, Ravensbrück et Mauthausen.
Collection Claude Épaud. Droits réservés.
Les “31000” commencent à partir dans les Kommandos de travail.
En avril 1943, Félicienne Bierge contracte le typhus et entre au Revier, l’« hôpital » du camp.
Elle n’en sort que le 3 août, lorsque le groupe des survivantes – hormis celles du Kommando de Raïsko – est mis en quarantaine, dans une baraque en bois utilisée à cet effet face à l’entrée du camp des femmes ; le Block 31a (?). Charlotte Delbo précise : « La quarantaine, c’était le salut. Plus d’appel, plus de travail, plus de marche, un quart de litre de lait par jour, la possibilité de se laver, d’écrire une fois par mois, de recevoir des colis et des lettres. » Pour les “31000”, cette période dure dix mois.
Début juin 1944, les “31000” de la quarantaine sont renvoyées au travail, mais affectées dans un atelier de couture moins épuisant où elles ravaudent les vêtements laissés par les Juifs « à l’entrée de la douche » (Ch. Delbo). Des fenêtres de cet atelier, elles voient l’arrivée des convois de Juifs de Hongrie, débarqués sur une dérivation de la voie de chemin de fer qui se prolonge désormais à l’intérieur du camp.
Le 2 août 1944, Félicienne Bierge fait partie des trente-cinq “31000” transférées au KL Ravensbrück où elle arrivent le 4 août ; la plupart étant considérées comme détenues “NN” (pas de travail hors du camp, pas de transfert dans un Kommando).
Le 2 mars 1945, Félicienne est parmi les “31000” transférées au KL Mauthausen où elle arrivent le 5 mars après un voyage très pénible.
- Mauthausen. Carte postale non datée. Collection Mémoire Vive.
En les transportant de nuit, on envoie la plupart d’entre-elles à la gare de triage d’Amstetten pour boucher les trous d’obus et déblayer les voies quotidiennement bombardées par l’aviation américaine. Trois sont tuées par un bombardement à un mois de la libération du camp : Charlotte Decock, Olga Melin et Yvonne Noutari, dont le mari a été fusillé avec celui de Félicienne.
Le 22 avril 1945, Félicienne Bierge fait partie des trente “31000” prises en charge par la Croix-Rouge internationale et acheminées en camion à Saint-Gall en Suisse. De là, elles gagnent Paris par le train où elles arrivent le 30 avril. C’est le groupe le plus important de “31000” libérées ensemble, c’est le “parcours” le plus partagé.
Félicienne apprendra le sort des disparues aux familles de Bordeaux et alentours, notamment à la mère d’Yvonne Noutari et aux parents Dupeyron.
Elle remet à Marcel Épaud, mari d’Annette, le portrait de son fils Claude dessiné à Romainville par Jean Sabail ; dessin qu’elle a pu conserver après la mort d’Annette – malgré les risques – pendant le reste de sa déportation.
Au centre de rééducation, Félicienne apprend le métier de coiffeuse. Elle se remarie avec Monsieur Labruyère, chauffeur de camion-citerne. En 1950, elle donne naissance à une fille. Elle ne travaille pas au dehors.
Après l’avoir revue, Charlotte Delbo note dans son livre sur le convoi : « Ce qu’elle ne fait pas aujourd’hui, elle le fera demain. Elle semble ne pas avoir de soucis d’argent, ce qui l’aide beaucoup. Mais elle est comme toutes les autres : elle pense souvent à Birkenau et la nuit elle se revoit au camp avec les camarades et les SS. »
Le 2 avril 1959, le Général de Gaulle décerne à Raymond Bierge la Médaille militaire à titre posthume. À une date restant à préciser, le conseil municipal de Villenave-d’Ornon donne son nom à une rue de la commune.
Félicienne Labruyère décède le 1er janvier 1996.
Sources :
Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 (réédition 1998), pages 40-41.
René Terrisse, À la botte de l’Occupant. Itinéraires de cinq collaborateurs, Bordeaux, éditions Aubéron, 1998, chap. II, pp. 37-39.
Marion Queny, Un cas d’exception : (…) le convoi du 24 janvier, mémoire de maîtrise d’Histoire, Université Lille 3-Charles de Gaulle, juin 2004, notamment une liste réalisée à partir du registre d’écrou de Romainville (copie transmise par Thomas Fontaine), pp. 197-204.
Serge Klarsfeld, Le livre des otages, Les éditeurs français réunis, Paris 1979. les otages de Bordeaux (20.9.1942), pages 233 à 246, fiche allemande, page 244.
Commission d’Histoire du Comité du Souvenir des Fusillés de Souge.
MÉMOIRE VIVE
(dernière mise à jour, le 07-04-2010)
[1] Pierre Poinsot : en juin 1940, âgé de trente-trois ans, est commissaire subalterne au commissariat spécial de la préfecture de Bordeaux. Dès la défaite, il se met au service de l’occupant qui l’aide en retour à prendre la direction de son service. C’est en collaboration totale avec la Gestapo qu’il organise la répression, délibérément et sans aucune réserve. Le 12 juillet 1942, lorsqu’est créée la Section régionale des affaires judiciaires d’origine politique (SRAJOP) de Bordeaux, il est aussitôt nommé à sa tête. Et il continue à diriger cette brigade quand celle-ci devient le Service des affaires politiques (S.A.P.) quelques mois plus tard.
À la mi-mai 1944, promu pour ses bon états de service, Poinsot est affecté à Vichy où il traque et torture les résistants avec la Milice de Joseph Darnand. Le 18 août suivant, l’ex-commissaire s’enfuit dans un convoi de huit voitures accompagnées de véhicules allemands (Philippe Pétain ayant fuit la veille). Installé en Allemagne, Poinsot met en place un réseau d’espionnage transfrontalier avec l’appui de la Gestapo. Le 24 avril 1945, fuyant par la Suisse, il est interpellé par la police helvétique, porteur de 540 000 francs qu’il prétendra destinés à Darnand, de marks allemands et de bijoux volés. Contraint de rentrer en France le 1er mai, il est aussitôt arrêté. Sa femme est arrêtée deux jours plus tard en gare de Dijon, porteuse d’un million de francs.
Manches retroussées, nerf de bœuf à la main, « devant un communiste, je vois rouge », dit-il à son procès qui s’est ouvert le 15 juin 1945 à Moulins. Neuf cent quarante patriotes avaient été arrêtés à Bordeaux, par lui ou sur ses ordres, sept cents fusillés. « J’ai cru en la collaboration et pour cela j’ai mis tout mon cœur à l’ouvrage. Ma conscience ne me reproche aucun crime », dit-il aux juges. Condamné à mort et à la dégradation nationale, il a été exécuté à Riom le 18 juillet 1945, en même temps que ses affidés, les policiers Evrard et Célérier.
[2] Pierre Giret : il se mettra ensuite totalement au service de la police française et de la Gestapo de Bordeaux (KDS) comme indicateur et agent provocateur.
[3] La fusillade d’otages du 21 septembre 1942 : le 16 septembre, la Sipo-Sd (Gestapo) – qui a pris en charge de la politique des otages initiée par le haut commandement militaire – décide d’organiser des fusillades massives en représailles de plusieurs attentats organisés par la résistance armée contre les forces d’occupation depuis le 11 août précédent, date des dernières exécutions. Au moment de la décision, le nombre de « victimes expiatoires » (Sühnepersonen) est fixé à quatre-vingt-quatre selon un barème multipliant par deux le nombre des militaires allemands tués ou blessés lors de ces actions. La région parisienne ne disposant pas d’autant d’otages fusillables, il est décidé de prendre des hommes détenus à Bordeaux (deuxième grande ville de la zone occupée) soit pour les conduire au Fort de Romainville, camp d’otages, soit pour les exécuter au camp de Souge ; c’est la deuxième solution qui sera retenue pour des raisons de “sécurité”. Avant même les exécutions, le Docteur Horst Laube, responsable de la section II-Ju de la Sipo-SD en France, considère qu’il « ne serait pas recommandé de fusiller tout de suite tous les otages disponibles à Paris, afin qu’à l’avenir dans les cas imprévus, on puisse trouver à Paris des otages à tout moment » Dans la mesure où le principe en avait déjà été fixé, la fusillade de Souge n’est pas une conséquence directe de l’attentat du Rex, mais celui-ci augmente le nombre d’otages désignés et c’est surtout à Bordeaux que sera trouvé le complément. Le 18 septembre, Karl Oberg, chef supérieur des SS et de la police allemande en France depuis mai 1942, entérine les propositions : « J’ordonne en représailles l’exécution de 116 Français dont 70 à Bordeaux et 46 à Paris. » L’avis affiché précise : « …lesquels ont été trouvés coupables d’activités antiallemandes ou communistes ».
Fiche allemande :
51. BIERGE Joseph, Raymond, 9.9.1912 Conon, Villenave d’Ornon-Chambéry.
B. est un vieux communiste, dans l’illégalité depuis l’été 1941, distribuait des brochures, hébergeait des terroristes en fuite et avait un atelier chez lui permettant d’établir des papiers d’identité.
Selon la terminologie allemande, il est évident que « vieux communiste » veut dire « communiste de longue date ».