- Droits réservés.
Francis Joly naît le 7 juin 1912 à Dinan (Côtes-d’Armor [1] – 22), fils de Ferdinand Joly et d’Azeline Hérisson.
Au moment de son arrestation, il est domicilié au 28, rue Barbès à Montrouge [2] (Seine /Hauts-de-Seine – 92). Il est marié et père de deux enfants, dont Renée, née le 30 janvier 1932.
Francis Joly est membre du Parti communiste.
À partir de mars 1937, il travaille comme ajusteur de précision aux établissements Sanders, rue Benoît-Malon à Gentilly [1] (Seine / Val-de-Marne – 94) ; une usine proche de son domicile et qui fabrique des caisses enregistreuses sous licence américaine.
- Gentilly. La station de la « ligne de Sceaux ».
L’usine Sanders occupait le bâtiment visible à droite et qui existe
encore aujourd’hui. La fille de Marceau Baudu se souvient
que son père lui faisait parfois signe par une lucarne
quand elle prenait le train pour Paris sur le quai situé à gauche
en contrebas. Carte postale oblitérée en 1935. Coll. M.V.
- La section syndicale CGT Sanders réunie à Paris, fin des
années 1930. Parmi eux, plusieurs futurs déportés :
G. Abramovici, J. Daniel, M. Baudu, R. Salé, F. Joly.
Collection Jacqueline Lefebvre. Droits réservés.
- Extrait du portrait de groupe ci-dessus : René Salé brandit
sa casquette ; à droite, Francis Joly, portant chapeau.
Pendant l’occupation, cette entreprise – filiale d’un groupe franco-allemand (La Nationale Groupe) – travaille en partie pour la production de guerre de l’occupant (fabrication de compteurs).
Malgré les premières exécutions massives d’otages d’octobre 1941 – parmi lesquels nombre de militants ouvriers – le noyau syndicale clandestin de l’usine poursuit la résistance sous un forme revendicative.
Le 9 février 1942, plusieurs militants déclenchent un arrêt de travail pour protester contre le rejet du cahier de revendications qu’ils ont fait déposer par le délégué officiel du personnel quelques jours plus tôt. Ce mouvement ne dure qu’un quart d’heure, mais le directeur et son adjoint décident de prévenir le commissariat de police de secteur, implanté à Gentilly, et dressent une liste de treize meneurs supposés. Alertée, c’est la première section des Renseignements généraux (RG) qui prend en charge la répression et procède aux arrestations à l’aube du 11 février.
Deux militants, chez qui ont été trouvés divers documents liés à leur activité militante avant l’occupation, seront interrogés le lendemain par l’inspecteur David, puis jugés, condamnés et passeront le reste de la guerre en prison et en camp (échappant ainsi paradoxalement à la mort).
Deux autres sont libérés parce qu’inconnus jusque-là des RG.
Suspects d’infraction au décret du 18 novembre 1939, les neuf restants – Georges Abramovici [3], Marceau Baudu, Fernand Boussuge, Joseph Daniel, Louis Gaillanne, André Girard, Francis Joly, Frédéric Rancez et René Salé – sont écroués à 19 h 45 au dépôt de la préfecture de police comme “consignés administratifs”.
Le 16 avril à 7 h 30 – après être restés deux mois à la Conciergerie -, ils sont transférés au “centre de séjoursurveillé” (CSS) de Voves (Eure-et-Loir – 28).
Francis Joly est donc arrêté à son domicile à 6 heures du matin ce 11 février et conduit à la préfecture de police de Paris pour interrogatoire. À Voves, il est enregistré sous le matricule n° 70.
Le 10 mai 1942, il fait partie des 81 internés remis aux “autorités d’occupation” à la demande de celles-ci et transférés au camp allemand de Royallieu à Compiègne (Oise), administré et gardé par la Wehrmacht (Frontstalag 122 – Polizeihaftlager) ; il y est enregistré sous le matricule 5738 (bâtiment C 5, chambre 13).
- Collection Renée Joly. Droits réservés.
Entre la fin avril et la fin juin 1942, Francis Joly est sélectionné – avec les sept autres ouvriers de la Sanders – parmi plus d’un millier d’otages désignés comme communistes et une cinquantaine d’otages désignés comme juifs dont la déportation a été décidée en représailles des actions armées de la résistance communiste contre l’armée allemande (en application d’un ordre de Hitler).
Le 6 juillet 1942 à l’aube, les détenus sont conduits à pied sous escorte allemande à la gare de Compiègne et entassés dans des wagons de marchandises. Le train part dès que les portes sont verrouillées, à 9 h 30.
Tergnier, Laon, Reims… Châlons-sur-Marne : le train se dirige vers l’Allemagne. Ayant passé la nouvelle frontière, il s’arrête à Metz vers 17 heures, y stationne plusieurs heures, puis repart à la nuit tombée. Francfort-sur-le-Main (Frankfurt am Main), Iéna, Halle, Leipzig, Dresde, Gorlitz, Breslau… puis la Pologne occupée. Le voyage dure deux jours et demi. N’étant pas ravitaillés en eau, les déportés souffrent principalement de la soif.
- Portail de l’entrée principale d’Auschwitz-I , le « camp souche ».
« Arbeit macht frei » : « Le travail rend libre »
Carte postale. Collection mémoire Vive.
Le 8 juillet 1942, Francis Joly est enregistré à Auschwitz sous le numéro 45690 (ce matricule sera tatoué sur son avant-bras gauche quelques mois plus tard).
- Auschwitz-I, Block 26, le 8 juillet 1942.
Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau,
Oświęcim, Pologne.
Coll. Mémoire Vive. Droits réservés.
Après l’enregistrement, les 1170 arrivants sont entassés dans deux pièces nues du Block 13 où ils passent la nuit.
Le lendemain, vers 7 heures, tous sont conduits à pied à Birkenau où ils sont répartis dans les Blocks 19 et 20.
- Portail du sous-camp de Birkenau, secteur B-Ia, semblable
à celui du secteur B-Ib par lequel sont passés tous les “45000”.
Le 10 juillet, après l’appel général et un bref interrogatoire, au cours duquel ils déclarent leur profession, ils sont envoyés au travail dans différents Kommandos.
Le 13 juillet – après cinq jours passés par l’ensemble des “45000” à Birkenau – Francis Joly est dans la moitié des membres du convoi qui est ramenée au camp principal (Auschwitz-I) après l’appel du soir.
Le 25 novembre, son nom apparaît sur une liste du Kommando de la Serrurerie (Schlosserei). Il est alors assigné au Block 15a.
Le 4 juillet 1943, comme les autres “politiques” français (essentiellement des “45000” rescapés), Francis Joly reçoit l’autorisation d’écrire (en allemand et sous la censure) à sa famille et d’annoncer qu’il peut recevoir des colis.
- Collection Renée Joly. Droits réservés.
À la mi-août 1943, il est parmi les “politiques” français rassemblés (entre 120 et 140) et mis en “quarantaine” au premier étage du Block 11, prison du camp. Ceux-ci sont exemptés de travail et d’appel extérieur, mais témoins des exécutions massives de résistants, d’otages et de détenus dans la cour mitoyenne.
- Auschwitz-I. La cour séparant le Block 10 – où se pratiquaient
les expérimentations “médicales” sur les femmes détenues –
et le Block 11, à droite, la prison du camp, avec le 1er étage
de la “quarantaine”. Au fond, le mur des fusillés.
Carte postale. Collection Mémoire Vive.
Le 12 décembre 1943, suite à la visite d’inspection du nouveau chef de camp, le SS-Obersturmbannführer Arthur Liebehenschel, qui découvre leur présence – et après quatre mois de ce régime qui leur a permis de “récupérer”, ils sont renvoyés dans leurs Blocks et Kommandos d’origine.
Courant avril 1944, Francis Joly est conduit à pied à Birkenau, avec Daniel Nagliouck, Marceau Lannoy,Albert Rossé et Gustave Rémy (un “123000”). Ils sont assignés au Block 10 du sous-camp des hommes (BIId) et doivent travailler au Kommando 301 B Zerlegebetrieb, composé d’environ mille hommes – dont beaucoup de prisonniers russes – chargé de démonter et récupérer les matériaux d’avions militaires abattus, allemands ou alliés, pour l’entreprise LwB.Rorück.
L’aire de démontage est située au sud de Birkenau, de part et d’autre d’une voie annexe de la ligne de chemin de fer permettant d’acheminer les carcasses d’avions dans un sens et les pièces démontées dans l’autre. Ils sont surveillés par deux capitaines et des sous-officiers de la Lutwaffe. Une fois par mois, certains touchent une petite prime en monnaie : le nom de Francis Joly est inscrit sur les listes établies à cette occasion le 29 juin (pour 2 Reichmarks), le 27 août et le 30 septembre 1944.
- Francis Joly et Albert Rossé apparaissent sur cette liste après
un détenu polonais et avant un détenu juif et un détenu “russe”.
Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim, Pologne.
À la fin de l’été 1944, Francis Joly est parmi les trente-six “45000” survivants qui restent à Auschwitz, alors que les autres sont transférés vers d’autres camps, vers l’intérieur du Reich.
En janvier 1945, il est parmi les douze “45000” incorporés dans une colonne de détenus évacués vers leKL [4] Gross-Rosen, dans la région de Wroclaw. Entre le 8 et le 11 février, il est parmi les dix-huit “45000” transférés à Hersbrück, Kommando de Flossenburg.
Le 8 avril, avec les mêmes camarades, Francis Joly est intégré dans une colonne de détenus évacués à marche forcée vers le KL Dachau, où les survivants arrivent le 24 avril.
Le 29 avril 1945, le camp de Dachau est libéré par l’armée américaine.
Francis Joly peut enfin écrire librement.
Dachau le 8 mai 1945
Petite femme chérie,
Enfin je peux t’écrire en Français.
Voici trois ans passés que je vous ai quittés toi et les enfants. Cela a été très long. J’ai beaucoup souffert, nous avons été déportés à Auschwitz 1200 Français de mon transport. Nous restons seulement à 100 vivants. Tous mes copains de la Sanders sont morts je reste tout seul.
Chérie sur cette lettre je ne te donnerai pas de détails sur ce que j’ai vu et enduré ce n’est pas croyable toi-même qui a confiance en moi tu auras du mal à croire ce que je te raconterai quand je serai près de toi. Je suis arrivé au camp de Dachau il y a huit jours de vendredi ; nous étions venus ici pour mourir car tout le camp devait être supprimé. Une journée de plus et c’était fini mais les Américains sont arrivés à temps.
Pour le moment Chérie je mène toujours la vie de prisonnier, mais les Américains font leur possible pour que nous soyons mieux nourris. Déjà il y a une amélioration et je sens mes forces revenir peu à peu. Surtout Chérie ne te fais pas de chagrin. depuis que je t’ai quittée je n’ai jamais été malade, seulement très faible en 1942 au camp d’Auschwitz. J’ai pesé 43 kg et je devais être passé à la chambre à gaz. Maintenant chérie tout cela est passé et il ne restera plus qu’à nous défendre et lutter contre le fascisme pour que nos enfants ne connaissent pas cet effroyable fléau qu’a été cette monstrueuse machine hitlérienne. et toi Chérie qu’elle a été ta vie pendant cette terrible séparation. Les quelques lettres que j’ai…/…
reçues de toi à Auschwitz étaient en Allemand et très brèves. J’ai souffert de ne pas avoir reçu ta photo ainsi que celle de Pierre. Je me suis toujours demandé pourquoi tu ne m’as pas envoyé ces photos.
Enfin Chérie encore quelques jours et j’aurai enfin le bonheur d’être près de toi.
Tu sais Chérie je n’ai plus rien, toutes mes affaires ont été volées à Auschwitz, plus de papiers. Je crois que nous serons habillés par les Américains. Nous devons paraît-il rentrer en avion. Aujourd’hui nous avons fêté la victoire mais combien j’aurais voulu être à Paris. Et mes copains ? Et monsieur et madame Jean ? J’espère qu’ils sont toujours là. Tu pourras faire part de ma lettre aux amis et tu diras que dès mon retour j’irai prévenir les familles de mes copains de la Sanders. J’espère que dans cette usine les camarades sauront venger ceux qui sont morts après d’atroces souffrances.
Et mes parents ? Ecris-leur aussitôt pour leur savoir que je suis vivant et que j’espère aller passer quelques temps chez eux pour me reposer un peu car je veux redevenir l’homme que j’étais quand je t’ai quittée. Je t’écrirai encore avant mon retour mais toi tu ne peux me répondre, c’est bien malheureux, j’aurais tant voulu avoir une lettre de toi. Et Pierre que fait-il ? Apprend-il bien à l’école ? Que de questions je voudrais te poser et avoir la réponse immédiatement mais je dois encore attendre quelques temps. Chérie je te quitte pour aujourd’hui et je t’embrasse bien tendrement ainsi que les enfants et mes parents.
A bientôt ton Francis qui t’aime.
Garde mes lettres.
Francis Joly regagne la France, profondément traumatisé par ce qu’il a enduré, déterminé à obtenir justice pour ses camarades disparus et pour lui-même.
Il fait connaître leur sort aux familles de ces derniers.
- La Vie Nouvelle, hebdomadaire communiste du canton,
datée du 2 juin 1945. Le sort de Georges Abramovici,
séparé de ses camarades au camp de Voves,
n’est pas connu. Le journal s’inquiète également
pour trois conseillers municipaux de Gentilly
déportés dans le convoi du 6 juillet 1942.
Archives communales de Gentilly.
Peu de temps après la libération – et sans connaître le sort des disparus – le Comité d’épuration de l’usine Sanders de Gentilly a été à l’initiative d’un procès à l’encontre des deux membres de la direction, auteurs de la dénonciation. Le 10 mai 1946, Francis Joly témoigne au procès des dirigeants de l’usine qui ont déclenché la répression. Mais ceux-ci sont acquittés.
L’état dépressif de Francis Joly s’aggrave. Claustrophobe, il ne peut plus travailler, subit des cures de sommeil et fait une première tentative de suicide.
Le 6 décembre 1957, Francis Joly se tire une balle dans la tempe. Il a 45 ans.
Il est homologué comme “Déporté politique”.
Son nom a été ajouté sur la plaque commémorative dédiée aux ouvriers déportés de la Sanders, à l’entrée de la rue Benoît-Malon, à Gentilly, où se trouvait l’usine.
- Plaque apposée au carrefour de la rue Benoît-Malon
et de la rue Paul-Vaillant-Couturier. Le quatrième inscrit,
Roger Chaize, sans doute ouvrier de la Sanders et mort
en France, est inscrit par erreur. Photo Mémoire Vive.
Notes :
[1] Côtes-d’Armor : département dénommé “Côtes-du-Nord” jusqu’en février 1990.
[2] Montrouge et Gentilly : jusqu’à la loi du 10 juillet 1964, ces communes voisines font partie du département de la Seine, qui inclut Paris et de nombreuses villes de la “petite couronne”, dont la “ceinture rouge” des municipalités communistes (transfert administratif effectif en janvier 1968).
[3] Georges Abramovici, né le 15 août 1914 à Paris, demeurant au 11, rue du Chaperon Vert à Gentilly, entré à la Sanders le 19 avril 1938, est un militant syndical très actif. Mais d’abord considéré comme Juif, il sera envoyé au camp de Drancy le 20 octobre, puis déporté dans un convoi du génocide le 4 novembre 1942 (transport n° 40, dont seulement un tiers des détenus entre dans le camp).
[4] KL : abréviation de Konzentrationslager (camp de concentration). Certains historiens utilisent l’abréviation “KZ”.
Sources :
Témoignage et documents de sa fille, Renée Joly : dernière lettre d’adieu de son père datée du 6 décembre 1957, annotations par Francis Joly du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus, première lettre d’Auschwitz en allemand du 4 juillet 1943, lettre envoyée de Dachau le 8 mai 1945 (après la libération du camp), coupures de presse sur le procès de mai 1946.
Gustave Rémy, ouvrier aux établissements Kiener à Éloyes (Vosges), en zone interdite, envoyé à Terniz (Autriche) en novembre 1942 au titre du STO, arrêté par la Gestapo après avoir envoyé à son frère prisonnier de guerre une lettre exprimant son dégoût de travailler pour le Reich, enregistré à Auschwitz à la fin mai 1942 (matricule “123000”), passé par la “quarantaine” du Block 11 ; récit dactylographié envoyé à Renée Joly en septembre 1992.
Recherches de Renée Joly aux Archives nationales.
Archives municipales de Gentilly.
Bureau d’information sur les anciens prisonniers, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim, Pologne (message du 24-03-2010).
Claudine Cardon-Hamet, Triangles rouges à Auschwitz, Le convoi politique du 6 juillet 1942, éditions Autrement, collection mémoires, Paris 2005, pages 64, 381 et 403.
Comité du souvenir du camp de Voves, liste établie à partir des registres du camp conservés aux Archives départementales d’Eure-et-Loir.
Frédéric Couderc, Les RG sous l’occupation : quand la police française traquait les résistants, Olivier Orban, Paris 1992, pages 39 à 43.
Archives de la préfecture de police (Seine / Paris), Service de la mémoire et des affaires culturelles, Le Pré-Saint-Gervais (Seine-Saint-Denis) : registre d’écrou du dépôt (n° 516) ; dossier individuel du cabinet du préfet (1 W 617-22386).
MÉMOIRE VIVE
(dernière mise à jour, le 21-11-2019)
Cette notice biographique doit être considérée comme un document provisoire fondé sur les archives et témoignages connus à ce jour. Vous êtes invité à corriger les erreurs qui auraient pu s’y glisser et/ou à la compléter avec les informations dont vous disposez (en indiquant vos sources).
En hommage à Roger Arnould (1914-1994), Résistant, rescapé de Buchenwald, documentaliste de la FNDIRP qui a initié les recherches sur le convoi du 6 juillet 1942.