Avertissement : utilisation des photographies…
Les photographies d’immatriculation à Auschwitz pourraient être référencées ainsi : © Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim (Pologne), collection Mémoire Vive.
Sur le site et dans les documents de Mémoire Vive, beaucoup de numéros matricule (de visages) se sont vu attribuer des noms de manière hypothétique, à partir de listes reconstituées par Roger Arnould, documentaliste de la FNDIRP, et Claudine Cardon-Hamet, historienne, auteur de « Triangles rouges à Auschwitz, le convoi politique du 6 juillet 1942« , éditions Autrement, collection Mémoires n°115, Paris avril 2005, ISSN : 1157-4488 et ISBN : 2-7467-0647-4.
Quand l’attribution d’un nom est incertaine, cela est clairement signalé dans le titre même de la notice par un point d’interrogation “?”. D’une manière ou d’une autre, il est impératif de signaler le caractère hypothétique du patronyme indiqué. Un manquement à cette responsabilité n’impliquerait que l’utilisateur fautif du cliché.
Tous les ayant-droit n’ont pas eu connaissance de l’existence de ces portraits. Si certains venaient à en souhaiter la non diffusion, nous en tiendrions compte.
Certaines informations techniques présentées ci-dessous sont extraites de l’ouvrage publié sous la direction de Clément Chéroux, mémoire des camps, photographies des camps de concentration et d’extermination nazis, (1933-1999), textes de Ilsen About, Pierre Bonhomme, Clément Chéroux, Christian Delage, Georges Didi-Huberman, Arno Gisinger, Katharina Menzel ; entretiens avec Georges Angéli, George Rodger, Naomi Tereza Salmon. SBN 2-86234-319-6 0, MARVAL 2001
Ce livre est le catalogue de l’exposition du même nom, conçue et préparée par Patrimoine photographique et présentée à l’Hôtel de Sully du 12 janvier au 25 mars 2001.
Historique
Conditions techniques des prises de vues et des tirages sur papier
Les photographies des “45000” ont été prises le 8 juillet 1942, entre 13 heures et une heure du matin lors de la dernière phase de l’enregistrement au camp principal (Auschwitz-I) des otages partis du camp de Compiègne-Royallieu le 6 juillet 1942 : 1170 hommes enregistrés entre les matricules 45157 et 46326.
Ces photographies ont été réalisées par des opérateurs détenus, affectés au Service de l’identification (Erkennungsdienst), pour les besoins de la police politique du camp (Politische Abteilung). Selon le témoignage de l’un d’eux, ils utilisaient – dans tous les cas – des films prêts a l’emploi de format 6×12,5 cm, commandés à l’usine de Bydgoszcz, en Pologne (reprise par les autorités allemandes), et qui devaient se glisser ou se poser dans les chassis spécifiques de l’appareil photo utilisé.
Cependant, les photographies reproduites dans le catalogue de l’exposition de Clément Chéroux montrent apparemment un format de film différent (le bord droit présente une unique encoche semi-circulaire) à celui utilisé pour les “45000” : trois encoches triangulaires superposées, 45231 BERTOLINO Albert. Sur côté supérieur gauche du cliché 45265 ALLAIX Jules, on peut distinguer la référence « K A G 3 » ou « K A C 3 », manifestement pré-inscrite dans le film.
Selon les critères de l’anthropométrie policière allemande, chaque film permettait d’obtenir un portrait des détenus sous trois angles – profil / face / trois-quart avec couvre-chef – comme on le constate pour les “31000” sur notre site ou s’agissant d’autres détenus des camps.
Cependant, il semble que l’ordre des prises de vues soit inverse au sens de lecture (“latine” : de gauche à droite) des tirages papier : le détenu photographe Wilhelm Brasse mentionne la prise de vue de profil comme étant la dernière. Et les bandes photos des “45000” alignent les matricules dans un sens de lecture décroissant, ce qui contrevient à la logique de l’enregistrement, mais pas aux lois de l’optique.
Dans l’ordre chronologique, la première photo est donc à droite et la dernière à gauche. Le détenu se présentait à la prise de vue avec son couvre-chef (calot pour les hommes, foulard noué pour les femmes) et s’asseyait ; quelque chose (un geste de l’opérateur ?) attirait son regard pour la vue de trois-quart ; ensuite, il retirait son couvre-chef et regardait l’objectif pour la vue de face ; puis un dispositif mécanique faisait pivoter le siège de 90 degrés et le détenu se présentait de profil ; solidaire du siège, un support métallique de chiffres mobiles devenait visible. Celui-ci, indiquant le nom du camp, la catégorie du détenu et son numéro matricule, permettait d’identifier rapidement le cliché et le détenu représenté, même en négatif.
À noter que le dispositif siège et support alphanumérique paraît être le même sur toutes les clichés des “45000” (usure apparente de la peinture sur le métal), indiquant l’utilisation d’un seul appareil de prise de vue, donc une seule file de détenus à photographier et un risque d’erreur réduit au maximum dans l’attribution des matricules.
Des prises de vues avec “bougés” (commentés plus loin) indiquent un temps de pose (de l’appareil utilisé) relativement long, de l’ordre du 60e de seconde ou plus. Comme il s’agissait de photographies de studio dans un cadre normalisé (éclairage, sensibilité du film à la lumière), il est possible que l’objectif de l’appareil n’ait été conçu qu’avec une seule vitesse d’obturation. La profondeur de champ également était réduite : l’image était nette depuis le support de chiffre jusqu’à l’arrière de la tête des détenus, sans plus, et tout décalage vers l’avant ou l’arrière créait un flou de mise au point.
Sur les lunettes de certains détenus (45311 BUREAU, 45574 GAUDEAU ?, 45648 GUY ?), on distingue le dispositif d’éclairage, qu’on perçoit seulement sur l’iris de la plupart d’entre eux : deux lampes à déflecteur (spots), situées de part et d’autre de l’appareil dans une symétrie inclinée de 45 ° et éclairant le détenu de manière uniforme. Cet éclairage fixe permet également un bon rendement en terme de gestion du temps.
Sur la série, on peut constater une différence de centrage des portraits dans la hauteur. L’assise robuste du siège (avec son mécanisme rotatif) ne permettait certainement pas l’installation d’un dispositif de déplacement vertical. C’est donc l’axe de l’appareil photographique devait pouvoir s’ajuster en hauteur selon la taille des détenus, afin de cadrer leurs visages. Après examen de différentes photos, on constate que le support de chiffres amovibles n’est pas toujours à la même distance verticale du dossier en bois situé en retrait : souvent il le masque partiellement, quelquefois il est nettement situé au-dessus (ex. 45271 BONNAMY R., 45272 BONNARDIN E., 45273 BONNEL Ch.). Ce support des matricules pouvait donc lui aussi se déplacer verticalement pour être visible et lisible sous le visage des détenus, quelle que soit la taille de ceux-ci. L’appareil lui-même accompagnait ce mouvement en déplaçant le cadrage, même si l’uniformité grisâtre du fond empêche de le percevoir. Comme ce réajustement vertical est manuel (tâche supplémentaire pour l’opérateur ou son assistant !), le support des matricules n’apparaît pas à une hauteur constante dans les photos. Sans pouvoir déboucher sur aucune mesure précise (certains détenus ont pu masquer le dossier avec leur bras), un tel constat pourrait éventuellement permettre de caractériser les détenus de grande taille (BONNARDIN Eugène), pour en vérifier l’identité par exemple.
Comme l’attestent les dimensions identiques des films négatifs et des tirages positifs sur papier (anciens et actuels), ceux-ci sont réalisés par “contact” : le papier photographique est posé directement sous le film négatif (maintenu avec une plaque de verre) avant de recevoir la lumière et d’être développé. Les films négatifs étant de grande dimension (relativement), les tirages papiers sont de taille suffisante pour l’usage qu’on veut en faire. Répondant à un principe d’efficacité (rapidité, qualité), ce procédé supprime la manipulation d’un agrandisseur et donne des tirages d’excellente définition (pas de flou accidentel lors de la mise au point de l’appareil).
Les “45000” ont donc été photographiés sur des films photographiques préparés pour les « triptyques » anthropométriques individualisés. Seulement, au lieu de trois vues d’une seule personne, trois hommes différents se succèdent sur un même film ; tous de face avec, visible, le panneau mobile indiquant le numéro matricule sous lequel ils ont été enregistrés (voir hypothèse plus loin).
« BV-F »
Les 522 clichés, retrouvés après la Libération, montrent que les “45000” ont été enregistrés avec une plaque indiquant BV-F (Berufsverbrecher, criminel professionnel – Français), y compris ceux de nationalité étrangère 1 (ce qui les amenaient également à porter un triangle vert, au lieu du triange rouge des “politiques”). Les deux lettres BV correspondaient, à l’origine, à l’abréviation de Befristete Vorbeugungshäftlinge (détenu préventivement à titre temporaire) désignant les internés ayant déjà exécuté plusieurs peines pour actes criminels. De ces initiales avait été tirée l’expression générale de “criminels professionnels” (Eugen Kogon). Cette anomalie doit être rapprochée de l’ordre de Stark, chef du bureau des enregistrements, d’inscrire dans le dossier de tous les “45000” les lettres NN sans autre indication, en face du motif de leur arrestation. On peut en déduire que le bureau de la Gestapo du camp avait décidé d’appliquer, pendant les premiers jours, une mesure générale à l’ensemble des membres du convoi, indépendamment de ce que chacun était et avait fait. Est-ce parce qu’il n’avait pas encore reçu les dossiers des “45000” ? Ou parce qu’il n’avait pas pris le temps de les consulter ? Toujours est-il que les “45000” ont été définis à leur arrivée en fonction du mobile de leur déportation : la répression des attentats commis en France contre des membres de l’armée allemande. Attentats que Stark assimilait purement et simplement à des crimes de droit commun.1 Les ordres de la Gestapo concernant les “45000” n’ont pas manqué de surprendre les détenus qui faisaient office de secrétaires au bureau des enregistrements. Il leur paraissait tout à fait étonnant de voir arriver de France un convoi entier de “verts” auxquels devait être appliqué le régime des prisonniers NN, régime réservé à une petite catégorie de résistants. Les secrétaires du bureau des enregistrements en avaient conclu que le triangle vert était destiné à écarter les “45000” des autres prisonniers politiques, à empêcher tout contact avec la Résistance intérieure du camp 2. Mais cette explication semble peu probable puisque les “45000” allaient, au bout de très peu de temps, recevoir le triangle rouge ou l’étoile jaune réservée aux Juifs. Il est possible que cette rectification ait représenté le point final d’une situation provisoire à laquelle l’interrogatoire des “45000” à Birkenau et/ou la consultation de leurs dossiers avaient mis un terme.
(…) il est frappant de constater que tous les “45000” ont raconté, avec force détails, les conditions éprouvantes de leur transport, la brutalité des SS et de leurs adjoints, les premiers matraquages, l’atmosphère terrifiante de Birkenau, la saleté repoussante de ce camp, son odeur indéfinissable, les premiers suicides, la présence des morts devant les blocks et les massacres dans les kommandos. (…) Par contre, rares furent les “45000” ayant mentionné la séance de photographie et, seule, une minorité se rappelle avoir porté, pendant un temps, le triangle vert des prisonniers de droit commun. Bien plus, aucun d’eux n’a pu déterminer précisément à quelle date exacte ils l’échangèrent contre le triangle rouge des détenus politiques 3. Est-ce parce que, sur le moment, ils en ignoraient le sens ?
1 - Témoignage de Kazimierz Smolen, juillet 1992.
2 - C’est cette hypothèse que retient l’auteur du Kalendarium d’Auschwitz.
3 - Il semble, toutefois, que ce changement ait été opéré au (moment de la répartition par moitié des membres du convoi entre Birkenau et Auschwitz-I, le 13 juillet 1942). André Montagne se souvient, à son retour à Auschwitz-I, d’avoir reçu, comme ses camarades, une nouvelle tenue. Il pense avoir cousu, ce jour-là, sur sa veste la bande de tissu portant son numéro matricule et le triangle rouge des politiques.
Claudine Cardon-Hamet, in Mille Otages pour Auschwitz, le convoi du 6 juillet 1942, éditions Graphein, 2000, pages 239-240, et postface page 477.
À la page 57 du catalogue de l’exposition de Clément Chéroux, le portrait d’immatriculation d’Émile-André POUPLEAU (46006) occupe une pleine page (source : DMPA ?) sans que le légende fasse aucun commentaire sur la mention “Criminel professionnel français”, donnée telle quelle. Dans l’exposition – que j’ai vue – ce portrait occupait un grand panneau.
Le nombre des photos connues
La collection numérisée contient 524 photographies anthropométriques d’Auschwitz, mais….
Un film-triptyque a été accidentellement exposé deux fois : réutilisé, le négatif superpose trois fois le portrait de deux détenus et les rendant ainsi “illisibles”.
Trois photographies sont des doublons : l’opérateur a réellement photographié un même détenu deux fois. Par deux fois, c’est probablement parce qu’il estimait la photo précédente non utilisable (45316 et 45338). Et, en effet, la première (?) photographie du matricule 45316 montre un “bougé” prononcé qui affecte jusqu’au support de chiffres mobiles, ainsi qu’une main fantomatique sur l’épaule du détenu.
Dans un autre cas, il apparaît qu’un opérateur avait oublié de modifier le numéro matricule sur le support (45511 au lieu de 45512) au moment de la prise de vue, qu’il a dû refaire.
Si l’on ne tient pas compte de ces cinq clichés, la collection numérique actuelle (décembre 2004) contient 518 portraits individualisés réellement utilisables.
Histoire des photos en Pologne
À ce jour, je n’ai pas trouvé de récit sur le moment, le lieu et les circonstances précises dans lesquelles elles ont été retrouvées : Les 39 000 photographies retrouvées d’Auschwitz l’ont-elles été ensemble ou dans différents lieux ? S’agissait-il seulement des négatifs ?
« Wilhelm Brasse, (…) déporté polonais employé au laboratoire d’Auschwitz, raconte qu’en janvier 1945, lors de l’évacuation du camp, (…) on lui ordonna de brûler le fichier des photographies signalétiques – ce dont il ne s’acquitta que partiellement. »
The evacuation, dismantling and liberation of KL Auschwitz Andrzej Strzelecki
Translated from the Polish by Witold Zbirohowski-Koscia Auschwitz-Birkenau State Museum 2001
Chapter three 3. The final days of KL Auschwitz (18-27 January 1945).
3. Les derniers jours du KL Auschwitz (18-27 janvier 1945). page 209 et 210
Mis à part l’incendie des 30 baraques (du Kanada II à Birkenau), les autres dernières actions de la SS pour effacer les preuves les plus palpables de leurs crimes ont été le dynamitage des fours crématoires et des chambres à gaz annexes ainsi que le déménagement ou la destruction de la plupart des archives du camp. (…) Presque tous les récits et les souvenirs des anciens prisonniers ayant survécu à la phase finale du démantèlement du KL Auschwitz mentionnent le déménagement ou la destruction des archives du camp par les SS. Ils décrivent comment les documents du bureau de la Gestapo du KL Auschwitz (le Département politique) et du bâtiment de la direction centrale des SS et de la police d’Auschwitz ont été rapidement emballés et expédiés au KL Gross-Rosen ou vers d’autres camps de concentration plus loin au sein du Reich. 149 (…) De nombreux documents ont été incinérés dans des bâtiments de bureaux ou dans les chaudières fournissant le chauffage pour le camp, mais plus encore ont été brûlés à l’extérieur en tas dans les allées séparant les blocs – une image qui a caractérisé la phase finale de l’existence des camps.
Les conditions au sien du KL Auschwitz devenaient de plus en plus laxistes. Les SS étaient si pressés de partir vers l’Ouest qu’ils se sont peu préoccupé de savoir si les prisonniers exécutaient totalement les ordres reçus. Cette situation a permis aux prisonniers de sauver certains des documents qu’ils étaient chargés de détruire. Certains ont tout simplement été laissés intacts, tandis que d’autres étaient cachés dans divers coins et recoins. Plusieurs des détenus employés dans les bureaux du Service d’Identification (Erkennungsdienst) ont trouvé un ingénieux moyen de conserver les négatifs des photographies d’identification des prisonniers (généralement en “rayé”) prises dans les années 1940-1944. En fait, ils n’ont fait que se conformer aux ordres des SS de mettre ces négatifs dans un des incinérateurs du service, mais ils les ont ficelés si étroitement que le feu s’est rapidement éteint. Ainsi, près de 40 000 négatifs ont été sauvés et sont maintenant conservés dans les archives du Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau.
Selon Charlotte Delbo, concernant les “31000” : « LES PHOTOGRAPHIES Nous savons les numéros des disparues par les photographies. Une semaine après notre arrivée à Birkenau, le 3 février 1943, nous avons été conduites – en rangs par cinq, car on ne se déplaçait pas autrement – au camp des hommes, le camp d’Auschwitz proprement dit, situé à près de 2 kilomètres de Birkenau. Nous avons franchi la porte qui est devenue célèbre, surmontée de la devise : « Arbeit macht frei » – le travail libère. Dans l’ordre, cinq par cinq, nous sommes passées à l’anthropométrie. Celles qui étaient malades au Revier (Marguerite Corringer), celles qui étaient déjà mortes (Madame Bouillard), celles qui étaient engagées au Revier (Heidi Hautval et Maï Politzer, médecins, Danielle Casanova, dentiste) n’ont pas été photographiées. [en même temps, peut-être pas, mais à un autre moment ?] Lorsque les Polonais, en 1945, ont repris possession d’Auschwitz que l’armée soviétique avait libéré, ils ont fouillé le camp et ses dépendances pour retrouver documents et papiers. Ils ont retrouvé bien peu de chose qui puisse servir à l’histoire, les SS avant d’évacuer avaient tout brûlé. Cependant, dans une fosse peu profonde, ils ont trouvé les plaques photographiques de l’anthropométrie. Le “F” (Français) et les numéros, leur ont permis d’identifier notre convoi et ils nous ont fait parvenir les photographies. Grâce à l’obligeance de M. Smolen, conservateur du musée d’Auschwitz, nous en avons obtenu un nouveau tirage. Il en manquait toutefois une trentaine : les plaques étaient brisées. S’il y a des taches sur certaines, c’est parce que la couche impressionnée a été détériorée par la terre. » Charlotte Delbo, in Le Convoi du 24 Janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 (rééd.1998), page 48.
Le terme « plaques » (de verre) ne semble pas approprié : dans le témoignage traduit de Wilhelm Brasse, c’est le mot « film » (souple) qui est utilisé.
Selon le Musée d’Auschwitz… Outre le tatouage, l’un des éléments de l’enregistrement des prisonniers était la photographie en trois poses. La première [telle qu’elle apparaît sur les tirages papier – observation P. Labate] était prise de profil et on y voyait le numéro de camp ainsi que le symbole sous forme de lettre de la catégorie et de la nationalité du prisonnier. On ne photographiait pas les prisonniers juifs qui, à partir du printemps de 1942, étaient amenés par transports massifs. À dater de 1943, en raison des difficultés d’approvisionnement en matériel photographique, on limita l’exécution des photos et selon l’ordre publié par les autorités supérieures, on ne les fit que pour les prisonniers « particulièrement » dangereux (p. ex. les personnes qui avaient eu des fonctions de direction dans la Résistance). Les photos exécutées au KL Auschwitz étaient gardées séparément sous forme de négatifs et d’épreuves photographiques qui étaient classées et conservées au service de renseignement SS du camp (Erkonnangsdienst), l’un des bureaux de la filiale concentrationnaire de la Gestapo. Même pendant ces opérations, simples en apparence, les nouveaux venus étaient exposés à des chicanes de toutes sortes. Le prisonnier qui devait être photographié était assis sur un tabouret tournant spécial manœuvré par un levier qui, relâché brusquement après la troisième photo, le faisait soudain tomber sur le plancher à la grande joie des servants de l’appareil. Tadeuz Iwaszko, in Auschwitz, camp hitlérien d’extermination, éditions Interpress, Varsovie 1986, pages 56 et 57
Il n’existe aucune raison de supposer qu’un nombre important de photos n’aurait pas été délibérément transmis en France par la Croix-Rouge de Cracovie, puis par le Musée d’Auschwitz. Si l’on excepte quelques rares clichés qui ont pu s’égarer, l’absence des photos d’immatriculation concernant plus de la moitié des “45000” résulte certainement de la destruction volontaire des archives par les autorités du camp d’Auschwitz.
Comme cela a très vite été constaté, il n’a été retrouvé aucune photo pour les noms commençant par les lettres K “et L, puis de W à Z. D’autres séries sont très incomplètes (3 photos pour les “M”, 9 pour les “N”, 15 pour les “P”, 17 pour les “S”, 3 pour les “V”).
Histoire des photos en France
Elle reste à écrire. Les éléments permettant de l’établir sont peu nombreux.
(rappel technique) Pour des raisons pratiques, les autorités polonaises ont dû faire un nouveau tirage des négatifs par contact sur papier photographique et les envoyer par bandes de trois. Ces groupes de trois images, pour les “45000”, ont été rapidement divisés pour individualiser les portraits, notamment afin de les transmettre aux familles connues ou à diverses associations (syndicales, politiques ou mémorielles).
Le bulletin de l’Amicale d’Auschwitz n° 17 de septembre-octobre 1947 fait savoir à ses lecteurs que celle-ci a pu « obtenir de la croix-Rouge de Cracovie 180 photos de déportées politiques françaises parties de Romainville puis compiègne pour Auschwitz, le 23 janvier 1943. » “Cécile” (Christiane Borras), se rappelle (décembre 2004) que Mado Doiret et Félix Froucht, trésorier de l’Amicale d’Auschwitz, les avaient ramenées de Pologne où ils s’étaient rendus. Dans son bulletin, l’Amicale demande instamment aux “31000” rescapées de passer à son siège pour identifier les clichés, et précise qu’elle les tient à la dispositions des rapatriées et des familles des disparues. Suivent une liste de 50 photos identifiées, une liste de 12 identifications douteuses ou incomplètes et une autre de 9 non identifiées.
Le bulletin n°21 de mai-juin 1948 informe que « le 10 avril a eu lieu à l’Amicale une réunion des rapatriés du convoi parti de Compiègne le 6 juillet 1942 et du convoi de femme parti de Romainville le 23 janvier 1943. Le but de cette réunion (étant) d’identifier des photos arrivées récemment de Pologne. (Les) camarades du 6 juillet 1942 sont venus nombreux et ont reconnu un certains nombre de leurs camarades disparus. » Il est demandé aux “45000” qui ne sont pas venu à cette réunion de passer à l’Amicale pour aider à l’identification, près de 300 photos n’étant toujours pas identifiées. Le nombre indiqué des photos reçues est de 500 (précisément ou approximation ?).
Dans la collection des premiers numéros d’ « Après Auschwitz » conservés à la FNDIRP sous la forme de microfilms, je n’ai pas trouvé d’autre allusion à ces photos, ni à ces séances d’identification. Est-ce qu’il existe d’autres archives (courrier, compte-rendu de réunions) ? Selon André Montagne, qui a participé à au moins l’une d’elles, il n’a pas été question de conserver dans son intégrité ce premier lot de photos reçu en 1948 (en ne donnant que des copies, par exemple). Les rescapés ont récupéré leur propre portrait, et ceux qu’ils pouvaient transmettre à un ami rescapé ou aux familles des disparus qu’ils connaissaient. Le bureau de l’Amicale a dû agir de même. Ainsi, il existe un portrait de Louis FERNEX (45537), issu de la photographie anthropométrique d’Auschwitz, très retouché en studio – “idéalisé” et certainement agrandi – comme cela se faisait à l’époque dans les familles (in De Caen à Auschwitz, page 132). On peut (mais sans certitude) penser que l’Amicale d’Auschwitz, puis plus tard la FNDIRP, ont réalisé des copies photographiques ou par un autre procédé. De tels doublons ont pu alors circuler et être, à leur tour, reproduits.
Le samedi 5 juin 1948, Gabriel Lejard, secrétaire fédéral de l’union départementale CGT, signe dans le journal communiste L’Avenir de la Côte-d’Or un article intitulé « En souvenir de mes camarades de misère, et pour rafraîchir la mémoire à ceux qui ont déjà oublié ». Il y présente les clichés anthropométriques retrouvés de cinq de ses quatorze camarades du département, prises le 8 juillet 1942 : Jean Bouscand, Adrien Burghard, Louis Chaussard, Julien Faradon et Ernest Repiquet. « Certes les visages de nos camarades ne portent pas encore les traces profondes de la souffrance, à part notre cher camarade Bouscand qui, lui, était malade. » Il est fort possible qu’il ait participé à la rencontre du 10 avril et qu’il en ait ramené les cinq portraits d’Auschwitz.
Dans le cadre des recherches menées collectivement avec les “31000” dans les années 1960 pour la rédaction de son livre sur le convoi du 24 janvier 1943 – édité pour la première fois en 1965 – Charlotte Delbo déclare avoir reçu (sans préciser de date) un jeu de photos des “31000” par le Musée d’Auschwitz (voir citation plus haut). Apparemment, il n’a pas été question des “45000”.
Par contre, lors de ces recherches, “Cécile” – Christiane Charua (Borras) – a retrouvé un lot de photographies des “45000” d’Auschwitz remisé dans une soupente du centre de soins F.-H. Mahnès de la FNDIRP, à Fleury-Mérogis. Il s’agissait probablement du “reliquat” des clichés reçus en 1947. Cécile a confié ces documents à André Montagne qui, effectivement, se rappelle de photos – dont beaucoup se décollaient – regroupées sur de grands cartons roses (pour leur exposition lors des séances d’identification ?). Ils les a rangé dans un classeur qu’il a, plus tard, transmis à Lucien Ducastel.
Quand, à partir de 1971, Roger Arnould – ancien déporté de Buchenwald et documentaliste à la FNDIRP – essaie de reconstituer l’histoire du convoi, il semble ne pas disposer d’une collection complète des photos anthropométriques des “45000” et doit la reconstituer. Dans une note rédigée et dactylographiée en octobre 1985, il consigne le fait suivant : « En date du 19/10/85, Marie-Elisa m’adresse une lettre accompagnant 9 photos d’Auschwitz de “45000”. Elle indique que celles-ci lui ont été remises par une amie de Chambéry, d’origine polonaise, en même temps qu’une douzaine d’autres concernant les “31000”. (…) Je constate ensuite que, dans la collection recueillie au dossier depuis des années, cinq s’y trouvent déjà mais quatre n’y figurent pas qui sont les m(atricu)les 46029 – 46031 – 46088 et 46090. (…) sachant que, depuis 1971, nous avons recueilli environ 500 de ces photos d’Auschwitz (sur 1170), certaines en double exemplaires, comment se peut-il que ces quatre-là aient échappées à notre collecte pourtant minutieuse ? C’est d’autant plus énigmatique qu’elles sont associées par jeux de trois. (…) les 9 photos sont annotées en langue polonaise au verso, avec tentative d’identification précaire (…). Or, toutes les autres à notre dossier, provenant de l’Amicale d’Auschwitz rue Leroux sont toujours annotées (pour celles qui le sont, beaucoup ne comportant aucune marque) en français, jamais en polonais ? ceci peut laisser supposer que notre amie a recueilli ces photos directement aux archives d’Auschwitz, donc en dehors de l’Amicale. (…) (…) parmi les 9 figurent deux rescapés, toujours vivants en 1985, et dont les photos ne figurent pas dans notre collection. (…) Or, les annotations polonaises au verso donnent ceci : (…) pour Gustave RABALLAND, on lit « RYABALLAND Gustaw » (soit une approximation dans le patronyme et la germanisation du prénom […]) mais le reste de l’annotation est précis : né le 24-8-1907 et transféré d’Auschwitz à Flossenburg le 28-8-1944. Exact. Par contre, au verso du 46088 [Raymond Saint-Lary], rien, seulement le mot « brak » que je traduis par « inconnu » ou « non-identifié ». Il est évident que, si les deux intéressés avaient vu ces photos (ces exemplaires-là), comme c’est le cas de tous les rescapés ayant retrouvé à l’Amicale rue Leroux leur photo, chacune serait correctement identifiée. Ce n’est pas le cas, donc ces deux photos ne viennent pas de l’Amicale mais directement d’Auschwitz. (…) J’ajoute que je connais personnellement les deux intéressés, j’ai recueilli leurs témoignages, ils m’ont remis chacun une photo d’entre eux, mais pas celle d’Auschwitz ; une autre très postérieure, en civil, datant des années 70. Je ne peux pourtant pas affirmer qu’ils ignorent l’existence de leur photo d’Auschwitz, peut-être ont-ils simplement oublié de me dire qu’ils en avaient récupéré un exemplaire. Peut-être, il me faudrait les consulter… (parlant de l’aide utile apportée par ces photos, il conclut Il en faudrait beaucoup d’autres pour reconstituer le convoi. Est-ce possible ? Je le crois. Car enfin, si l’on retrouve ainsi, comme par hasard, des photos manquant à notre collection, ne faut-il pas penser qu’il s’en trouve ailleurs plus ou moins dispersées ? »
J’ignore quelle suite Roger Arnould a pu donner à cette réflexion. Je constate en tous cas qu’il n’y envisage pas de s’adresser directement aux responsables du Musée d’Auschwitz (derrière le « rideau de fer » à l’époque) pour vérifier leur fonds photographique.
Roger Arnould a confié sa documentation à Claudine Cardon en mai 1987.
Dans les années 1990, André Montagne a demandé à Kazimierz Smolen, rescapé d’Auschwitz et conservateur du Musée d’Auschwitz (Oswiecim) de lui faire parvenir un nouveau tirage des photos anthropométriques des “45000” et des “31000” (ces dernières remises à “Cécile”). Pour en faciliter le classement, il a – lui aussi – découpé les bandes de trois clichés qu’il a reçues.
Le classeur très fourni d’André Montagne contenait 512 portrait, si l’on exclu les trois prises de vues recommencées et des doublons sous forme de copies photographiques. Il y a ajouté deux agrandissements anciens pour des clichés qui lui manquaient. Venant du classeur conservé par Claudine Ducastel, trois autres photos ont pu être utilisées (non répertoriées). Une autre au moins – agrafée à une fiche de Roger Arnould – est venue en complément : celle du matricule 46061 (Roger Rivet, sous réserve) ; Cela signifierait que le dernier lot envoyé par le Musée d’Auschwitz était incomplet (pour quelques portraits !), ou que certaines se sont égarées entre-temps…
La “numérisation”
Afin de pouvoir utiliser ou transmettre facilement les photos d’immatriculation des “45000”, sans risquer d’en perdre ou d’en détériorer, le bureau de Mémoire-Vive a décidé de leur numérisation (transfert en informatique).
Celle-ci a eu lieu du samedi 16 au dimanche 17 septembre 2000.
Les collections conservées par André Montagne et les Ducastel ont été rassemblées. Quand il y avait des exemplaires multiples, le meilleur cliché a été choisi après comparaison ; dans la plupart des cas, ce sont ceux de la “collection Montagne” – qui avaient été peu manipulés – qui ont été retenus.
Les photos ont été rassemblées par neuf sur des petites feuilles de bristol blanc afin de réduire le temps de numérisation. Les fichiers-images numériques réalisés ne devaient pas non plus être trop lourds afin d’être facilement enregistrés et manipulés. Il a été paramétré une résolution de 1000 dpi, qui était celle de l’appareil utilisé (scanner) et qui permet un agrandissement de qualité (200 dpi) sur une feuille standard (A4). Ce travail a débouché sur la création de trois CD-rom d’archives « tampons », gravés dans la foulée, contenant 20 fichiers de 34 Mo chacun… et inutilisables en l’état. Cependant, les photos d’immatriculation connues ont pu être extraites pour les expositions localisées de l’association Mémoire-Vive. Le travail d’invidualisation, commencé le mercredi 20 septembre 2000 à 16h21 par la photo du matricule 45160 (Charles ALBAN), s’est révélé plus important que prévu et a pris beaucoup de temps. Il fallait recadrer et étalonner (équilibrer les valeurs du noir au blanc) chaque photo, puis l’enregistrer sous le numéro matricule y figurant. Le premier des trois CD-rom de photos individualisées a été gravé ainsi le 10 novembre suivant. Ensuite, j’ai repris ces fichiers pour les rendre immédiatement imprimables au format A4 (200 dpi, largeur approximative 20 cm). Enfin, je me suis rendu compte que la mention du seul numéro matricule dans le nom du fichier ne permettrai pas une recherche facile sans le recours systématique à une liste renvoyant aux patronymes et aux prénoms. J’ai donc réintégré ceux-ci dans le nom même du fichier, vérifiant et ajoutant un symbole pour les attributions incertaines (“£”, parce que le point d’interrogation semble se perdre de Mac à PC), à partir des listes élaborées par Claudine Cardon-Hamet, et toujours en cours de vérification ! Plusieurs attributions de numéro matricules se sont vues récemment confirmées par la comparaison des visages avec des photographies prises avant la déportation et souvent apparues sur des imprimés d’avant guerre (“trombinoscope” électoral) ou d’après (publications de mémoire, exemple : Ivry-sur-Seine). Ce travail reste un gros chantier.
Finalement, il aura fallu quatre ans, à moment perdu ou volé… Les photographies se présentent actuellement sous forme de fichiers enregistrés au format .jpg en compression minimum (qualité maximum), représentant chacune un poids mémoire situé entre 1,1 Mo et 1,4 Mo. L’ensemble peut tenir sur un seul CD-rom de 700 Mo.
Des photos égarées ?
Comme il a été signalé plus haut, les “45000” ont donc été photographiés sur des films photographiques préparés pour les « triptyques » anthropométriques individualisés. Seulement, au lieu de trois vues d’une seule personne, trois hommes différents se succèdent sur un même film ; tous de face avec le panneau mobile portant leur numéro matricule. Cela a pour conséquence pratique un possible sous classement des photos d’enregistrement par multiple de trois, qu’elles soient présentes ou manquantes. Une prise de vue ne pouvant exister sans ses deux voisines sur le même film, on ne doit pas pouvoir – a priori – trouver une photo isolée. Sauf si les responsables du Musée d’Auschwitz ont considéré qu’un portrait était de vraiment trop mauvaise qualité. Mais cela signifierait qu’ils ont procédé à un tri et à un découpage avant de transmettre des lots de plus de 174 bandes photographiques (pour 522 clichés). Mais il est aussi récemment apparu que certaines vues des “triptyques” n’ont pas été utilisées, décalant le cycle de trois. Une fois arrivés en France, les groupes de trois images ont été divisés et les portraits individualisés afin de les distribuer et de faciliter leur utilisation dans les recherches. S’il arrivait que le Musée d’Auschwitz accepte de nous donner un nouveau tirage complet des “45000”, il faudrait impérativement conserver les bandes de trois photos en l’état.
Pour procéder au repérage des clichés pouvant avoir été égarés, il a fallu essayer de recomposer virtuellement ces « triptyques ». Pour chaque négatif, cela est rendu possible par une série de trois encoches marquant une de ses extrémités, ainsi que par un léger retrait en hauteur. Selon ce procédé déductif, il semble manquer cinq photos dans la série rassemblée. Une qui serait “surimpressionnée” avec les matricules 45173 et 45182 (voir ci-dessus), puis les matricules : 45408 – 45639 – 45935 – 46128 ; Ainsi, l’estimation des manques “calculée” ci-dessus n’ajouterait que 4 clichés, dont on ne sait pas s’ils sont en bon état. S’ils le sont – et qu’on les retrouve – cela pourrait porter la collection des portraits d’immatriculation des “45000” d’Auschwitz à 522 (utilisables). Rappelons que, dans la collection numérisée, certains clichés n’étaient manifestement que des copies et qu’il serait bon des les remplacer par des tirages originaux..
Une hypothèse : les “45000” ont été photographiés dans la précipitation
Les “45000” ont donc été photographiés sur des films photographiques préparés pour les “triptyques” anthropométriques individualisés. Seulement, au lieu de trois vues différentes d’une seule personne, trois hommes différents se succèdent sur un même film, tous de face avec le panneau mobile portant leur numéro matricule.
Cela peut être dû soit au manque de film photographique disponible (et à une utilisation économe), soit à la nécessité de procéder plus rapidement qu’à l’habitude.
Dans le sens de la première hypothèse, on constate qu’un bord étroit du film est marqué par trois encoches triangulaires superposées, alors que, sur toutes les photographies d’immatriculation à Auschwitz présentées dans le catalogue de l’exposition de Clément Chéroux, celles-ci sont marquées par une seule encoche semi-circulaire. Les films étant différents, s’agit-il d’un autre fournisseur ? d’un matériel réadapté ? Sait-on quelque-chose là-dessus au Musée d’Auschwitz ?
Mais économie et urgence ont pu également se cumuler. Plusieurs indices visuels semblent valider l’hypothèse d’une précipitation.
D’abord, le nombre significatif de prises de vue avec un “bougé” du détenu (46 au moins, presque une sur dix). Il en résulte une baisse de qualité notable, qui ruine fondamentalement le projet de la photo anthropométrique – dont le principe est de saisir et de rendre une image fidèle de l’individu fiché (ex. : 45185 £ AUMONT, 45535 £ FERCHAUD, 45566 GALLAND, 45557 GAUDRAY, 45612 GODEFROY, 45932 NOZIERE). On peut noter cependant que le phénomène du “bougé” ne concerne pas que les “45000” : une photographie du catalogue de Clément Chéroux est affectée de ce défaut (page 56, image 64, BV C 33875, photo centrale, de face) ; le portrait de la détenue “31719” du convoi du 24 janvier 1943 a également saisi un ample mouvement de tête… Trois ou quatre fois, la mise au point apparaît déréglée ; le support de chiffres est flou alors qu’un autre élément est net (ce qui semble exclure un mauvais contact au moment du tirage papier). Le principe étant de ne pas modifier la mise au point – censée être fixe pour ne pas perdre de temps – quelque chose a été bousculé qui n’est plus à sa place… (ex. 45264 BOISSY, 46013 PREUILLY)
De même, 35 détenus au moins n’ont pas eu le temps de “trouver” l’objectif (beaucoup semblent avoir le regard attiré par un élément significatif placé un peu au-dessus de celui-ci). Détail qui n’est pas immédiatement repérable quand on regarde photo après photo, car cette attitude peut paraître naturelle : beaucoup de “45000” ont le buste nettement penché vers la droite (de leur point de vue).
Un des photographes, détenu polonais rescapé, a indiqué que le support de chiffres mobiles était fixé sur le côté du siège, qui tournait sur lui-même pour produire automatiquement les différents angles de prise de vue. Une barre maintenait la nuque des détenus afin que tous les visages soient sensiblement à la même distance de l’objectif, évitant de trop fréquentes mises au point. Dans le même souci d’efficacité, on peut voir (catalogue Chéroux, page 56, image 69, détenue Maria Smialek) que le siège était également muni d’un dossier robuste, afin de caler le dos des détenus. En conséquence, pour photographier les “45000” de face, avec le support de chiffres mobiles visible, je pense qu’on a dû les installer sur le siège de façon non naturelle, leur côté droit appuyé contre le dossier (en retirant ou en tournant le dispositif supportant la nuque, ex. 45619). Ceci expliquerait l’attitude penchée de beaucoup, qui n’ont pas eu le temps de se rééquilibrer.
Par ailleurs, si l’on observe d’autres photos retrouvées d’Auschwitz (Clément Chéroux, pages 30, image 21 – Piotr Drewnik, matr. 55913 – et page 56), les détenus semblent avoir souvent été “préparés” pour la photo, y étant conduit après avoir eu le temps de coudre sur leur veste la bande de tissu avec leur numéro matricule imprimé, voire de s’être correctement boutonnés ; comme c’est le cas pour les “31000”, qui ont été photographiées une semaine après leur arrivée. Il en va autrement pour les “45000”, qui apparaissent particulièrement débrayés, leur veste portant parfois encore le numéro du détenu (présumé mort) à qui elle a été retirée. Très abîmés, certains vêtements peuvent avoir perdu leurs boutons. Mais plusieurs détenus, dont les boutons sont visibles (sur la veste ou la chemise), n’en ont pas fait usage (ce peut aussi être un problème de taille : ils n’arrivaient pas alors à fermer des vêtements trop petits). De même, dans la perspective de ce portrait d’identité, beaucoup d’autres détenus masculins semblent avoir eu le crâne soigneusement rasé – pas seulement tondu ou coupé ras aux ciseaux – ainsi que les joues. Ce n’est pas le cas des “45000”.
Pour résumer, d’autres photographies anthropométriques d’Auschwitz connues présentent un rendu soigné qui répond bien au projet de l’identification. Pour une grande partie des photos des “45000” on a l’impression d’un travail bâclé dans l’urgence, accompli par principe. Pour une absolue certitude, il faudrait pouvoir examiner le corpus des 39 000 à 40 000 photos du Musée d’Etat d’Auschwitz-Birkenau (conservés sous forme de négatifs) et établir des comparaisons statistiques avec ce regard technique. Cela permettrait également de savoir si cette pratique des trois individus représentés de face a été fréquente, les deux choses étant probablement liées.
Quelques remarques :
quand le numéro matricule du détenu qui l’a porté précédemment est resté de manière lisible sur une veste, on pourrait demander son identité au Musée d’Auschwitz (45205 BATOT Elie [matricule 5818], 45408 COUTELAS Paul [3702], 45568 GALLOT Pierre [5751]…) ;
on aperçoit parfois le calot d’un détenu plié ou roulé sous son aisselle gauche (ex. 45338-1) ;
deux ou trois détenus portent peut-être des traces de coups (45578 GAUDRY sur le nez, 45903 et 45298 BRÉANÇON, tache sur le front ?) ;
le matricule 45525 (FAIPEUR ?) a peut-être un pansement de papier derrière la nuque, sous l’oreille gauche ;
des taches brunes sur le haut de la veste du 45694 (Esprit JOURDAIN) font penser à du sang, mais son visage ne semble pas marqué. Il peut s’agir du sang du détenu qui a porté précédemment cette veste, comme l’attestent plusieurs témoignages.
Pierre Labate
première version décembre 2004
(pierre.labate@orange.fr)